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Ses dernières paroles : Ne fais pas cette tête, mon pétard, tu sais bien qu’on finit tous dans la majorité.

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86 ans, 2 mois, 28 jours

Jeudi 7 janvier 2010

Pas ouvert ce journal depuis la mort de Grégoire. Sept ans, donc. Mon corps m’est devenu aussi indifférent qu’il me l’était dans ma petite enfance, quand l’imitation de papa me suffisait en guise d’incarnation. Ses surprises ne m’épatent plus. Les pas qui raccourcissent, les vertiges quand je me lève, le genou qui se bloque, la veine qui claque, la prostate de nouveau rabotée, la voix qui graillonne, l’opération de la cataracte, les phosphènes qui s’ajoutent aux acouphènes, le jaune d’œuf séché au coin de la lèvre, le pantalon de plus en plus pénible à enfiler, la braguette que j’oublie de fermer, les fatigues subites, la multiplication des siestes, une routine désormais. Mon corps et moi vivons la fin de notre bail en colocataires indifférents. Plus personne ne fait le ménage et c’est très bien comme ça. Pourtant, les résultats de mes dernières analyses me soufflent que le moment est venu de prendre la plume une dernière fois. Quand on a, sa vie durant, tenu le journal de son corps, une agonie ça ne se refuse pas.

86 ans, 2 mois, 29 jours

Vendredi 8 janvier 2010

Depuis que Frédéric me contrôle à raison d’une analyse sanguine tous les six mois, l’ouverture de l’enveloppe a beaucoup perdu en suspens. Frédéric interprète les résultats et nous constatons ensemble que mes taux de ceci et de cela demeurent dans la norme raisonnablement élevée qui est le lot de mon âge. Vous faites un vieux schnock tout à fait présentable ! Avant-hier, pourtant, un chiffre m’a mis la puce à l’oreille : Et cette baisse de globules rouges, n’est-ce pas un peu… ? Ce n’est rien, a tranché Frédéric, un petit coup de fatigue, vous vous portez comme un quadra qui aurait un peu forcé la veille. Votre amie Fanche vous a fatigué et sa mort vous a sapé le moral, c’est tout. Allez, fichez-moi le camp, je ne veux pas vous voir avant six mois, sauf si Mona m’accepte à sa table entre-temps, bien sûr.

Tels sont mes rapports avec l’amant veuf de Grégoire. Et en effet, Mona l’invite parfois à dîner. Son humour brutal ne lui déplaît pas. Comme elle lui demandait pourquoi les hétérosexuels se convertissent si nombreux à l’homosexualité quand l’inverse est assez rare, il a répondu froidement : Pourquoi continuer à vivre en enfer quand on peut accéder au paradis ?

86 ans, 5 mois, 8 jours

Jeudi 18 mars 2010

Épuisé. À l’heure de me mettre au lit, j’ai envisagé notre escalier comme une falaise. Pourquoi avoir niché notre chambre si haut ? Depuis quelques jours, c’est ma main droite qui me hisse jusqu’à ce sommet. À chaque marche je tire la rampe à moi en murmurant intérieurement « ho-hisse ! ». Le filet du pêcheur. Je me remonte à bord. Lourd un peu plus chaque soir. Bonne pêche. Pas de pause surtout, on me suit des yeux, en bas. Ne pas inquiéter les enfants. Ils m’ont toujours vu grimper cet escalier d’un bon pas. Le palier atteint, une fois hors de vue, je m’appuie contre le mur pour reprendre mon souffle. Le sang bat à mes tempes, dans ma poitrine, jusque sous la plante de mes pieds. Je ne suis plus qu’un cœur.

86 ans, 8 mois, 22 jours

Vendredi 2 juillet 2010

Apparemment, j’avais raison, il fallait prendre plus au sérieux cette baisse des globules rouges. C’est ce que je lis dans les yeux de Frédéric après interprétation de mes nouvelles analyses. Vous sentez-vous particulièrement fatigué, ces temps-ci ? Essoufflé, quand je monte notre escalier surtout. Pas surprenant, votre hémoglobine est tombée à 9,8. Vous saignez ? Pas que je sache. Ni du nez ni d’ailleurs ? Il me parle d’examens complémentaires. Cette carcasse vaut-elle vraiment qu’on l’examine ? Ne me cassez pas les pieds, faites ce que je vous dis ! Une autre prise de sang en l’occurrence. Sur place. Et qui donne les mêmes résultats. Enrichis de ce détail : pas de déficit en vitamine B12. Ah ! tant mieux, dis-je. Comment ça, tant mieux, ce n’est pas du tout une bonne nouvelle, ça indique que vous faites peut-être une anémie réfractaire ! Réfractaire à quoi ? À tout traitement, répond Frédéric, agacé. Une seconde, il a oublié le patient ; il sermonne un étudiant décevant. Comment peut-on, à mon âge, ignorer ce qu’est une anémie réfractaire ? Silence courroucé. Je le sens tourner autour d’un pot nauséabond avant de l’entendre m’annoncer : Nous allons faire un myélogramme. Qui consiste en ? Une ponction de votre moelle. Ponction de ma moelle épinière ? Une aiguille dans ma colonne vertébrale, jamais ! Il me regarde, ébahi. Qui parle de votre moelle épinière ? Personne ne touche jamais à la moelle épinière ! Qu’est-ce que vous êtes en train de vous raconter ? Qu’on va traverser votre sternum, votre médiastin, votre cœur, votre aorte, pour aller pomper votre moelle épinière ? Frédéric, c’est bien vous qui m’avez parlé de ma moelle ? Osseuse ! Pas épinière, osseuse ! Votre moelle osseuse ! Il n’en revient pas. Tant d’ignorance le suffoque. Ignorance qui, pour son âme de pédagogue (c’est un professeur exceptionnel, disait Grégoire), est synonyme d’indifférence. Vous ne savez donc rien de votre corps ? Le sujet ne vous intéresse pas ? Terra incognita ? On court la planète pour veiller à la santé du monde et on laisse la sienne aux toubibs ? C’est de vous qu’il s’agit, bon Dieu, pas de moi ! De votre corps à vous ! Silence. Excusez-moi, bougonne-t-il. Sans pouvoir s’empêcher d’ajouter : Vous et votre foutue distinction !

86 ans, 8 mois, 26 jours

Mardi 6 juillet 2010

Attente du myélogramme. C’est pour après-demain. Demandé à Frédéric la description précise de cet examen. On enfonce un trocart dans le sternum du patient et on pompe sa moelle osseuse à des fins d’analyse. Me voilà donc envisagé comme un os à moelle. J’ai demandé à voir le trocart. C’est une aiguille creuse, d’un acier ferme, longue de quelques centimètres, avec une garde pour l’empêcher de s’enfoncer trop profondément. Ça ressemble à un de ces stylets avec lesquels les courtisans de la Renaissance se zigouillaient en douce. L’opération en elle-même évoque les innombrables morts de Dracula. On se propose de m’enfoncer un pieu dans la poitrine, ni plus ni moins. Le « trocart de Mallarmé », c’est le nom exact du pieu. Quel rapport avec le poète ? Tout ce que je crois savoir de Mallarmé en matière de médecine c’est qu’il serait mort en mimant devant son toubib les symptômes du trouble qui l’avait poussé à le consulter. Mort burlesque. Comme si le vrai meurtre avait eu lieu pendant sa reconstitution.