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86 ans, 9 mois, 29 jours

Dimanche 8 août 2010

Grosse affaire. Le jeune Fabien, sept ou huit ans, grand copain de Louis et Stefano, a pété à la messe. Pendant le silence de l’élévation qui plus est ! Les enfants en sont tout chamboulés. Je les ai surpris en plein débat, requis par la préoccupation numéro un de l’enfance : trouver une corrélation entre les causes produites par leur petit monde et leurs conséquences sur la galaxie adulte. Évidemment Fabien « n’aurait pas dû » ; cette émanation du corps là où souffle l’Esprit saint, « ça ne se fait pas ». Mais Fabien « ne l’a pas fait exprès », son père a eu tort de « le gronder devant tout le monde » et la punition qu’il lui a infligée est « dégueulasse ». Le pauvre Fabien est consigné chez lui tout ce dimanche après-midi, alors qu’il était invité à l’anniversaire de Louis. (Au demeurant, le père de Fabien est un jeune crétin qui pratique avec un enthousiasme glacial une religion aussi irraisonnée que l’est mon athéisme. Son enfant est translucide comme une scolopendre élevée en sacristie. C’est un miracle s’il pète.)

Comme ils me voyaient les écouter, Stefano et Louis m’ont demandé mon avis sur la question des pets, en qualité d’arrière-grand-père omniscient. Pas facile à donner quand on est soi-même empêtré depuis des années dans la problématique des pets toussés. J’y suis pourtant allé résolument. Je leur ai dit qu’il était dangereux pour la santé de retenir nos pets. Pourquoi ? Parce que si nous laissons notre corps se remplir de gaz, les enfants, nous nous envolons comme des montgolfières, voilà pourquoi ! On s’envole ? On s’envole et une fois en l’air, si on a le malheur de péter — et ça arrive toujours parce qu’on ne peut pas retenir ses pets indéfiniment —, on se dégonfle et on s’écrase sur les rochers, comme les dinosaures. Ah ! bon ? C’est comme ça qu’ils sont morts, les dinosaures ? Oui, on leur avait tellement dit que c’était malpoli de péter qu’ils se sont retenus, retenus, retenus, ils ont gonflé, gonflé, gonflé, et bien sûr ils ont fini par s’envoler, et quand ils ont été forcés de péter, les pauvres, ils se sont dégonflés et se sont écrasés sur les rochers, jusqu’au dernier ! (Les rochers ont beaucoup impressionné.)

86 ans, 10 mois, 6 jours

Lundi 16 août 2010

La marmaille est repartie la veille de ma deuxième transfusion. Au revoir grand-mère ! Au revoir grand-père ! Si ces enfants ne doutent pas de nous revoir c’est qu’ils nous connaissent depuis toujours. Enfants nous ne voyons pas les adultes vieillir ; c’est grandir qui nous intéresse, nous autres, et les adultes ne grandissent pas, ils sont confits dans leur maturité. Les vieillards non plus ne grandissent pas, eux, ils sont vieux de naissance, la nôtre. Leurs rides nous garantissent leur immortalité. Aux yeux de nos arrière-petits-enfants, Mona et moi datons de toute éternité et vivrons par conséquent à jamais. Notre mort les frappera d’autant plus. Première expérience de la fugacité.

86 ans, 10 mois, 9 jours

Jeudi 19 août 2010

La deuxième transfusion n’a pas la saveur de la première. Ses effets, tout aussi toniques, seront moins longs. Le seul fait de le savoir me gâte cette ivresse.

86 ans, 10 mois, 13 jours

Lundi 23 août 2010

En regardant Lison retaper notre lit et Frédéric écrire mon ordonnance après la prise de sang, l’idée m’est venue qu’il faut devenir très vieux soi-même pour assister au vieillissement des autres. C’est un triste privilège que de voir le temps bouleverser les corps de nos enfants et de nos petits-enfants. J’ai passé ces quarante dernières années à voir les miens changer. Ce sexagénaire aux cheveux jaunis, aux mains tavelées, au cou décharné, qui commence à se détacher de sa peau, n’est plus le Frédéric à la nuque pleine et aux doigts souples dont Grégoire s’était épris. Et Lison n’a plus grand-chose de Fanny et Marguerite qui dévalent l’escalier en promettant de venir me « poupouner » le mois prochain, et ces deux merveilles, pour splendides qu’elles soient, ont déjà perdu la densité pneumatique qui fait bondir Louis et Stefano aux quatre coins de la maison.

Du point de vue de l’habillement, le blue-jean qu’ils portent tous, pantalon depuis longtemps universel, unisexe et intergénérationnel, est un terrible marqueur du temps qui passe. Chez l’homme, le jean a la particularité de se vider avec l’âge, et chez la femme de se remplir. Les poches arrière de l’homme faseillent sur les fesses désormais fondues, l’entrejambe se plisse, la braguette flotte, le jeune homme n’habite plus son jean fétiche, un vieux l’y a remplacé, qui déborde autour de la ceinture. La femme mûre, elle, remplit pathétiquement le sien. Ah ! cette braguette, comme une cicatrice enflée ! De mon temps, nous avions l’âge de notre costume. Culottes bouffantes des bébés, shorts et col marin de l’enfance, pantalon de golf de l’adolescence, premier costume de la première jeunesse (flanelle souple ou tweed aux épaules rembourrées), et enfin ce costume trois-pièces, uniforme de la maturité sociale dans lequel on me mettra en bière d’ici peu. La trentaine passée vous faisiez tous vieux là-dedans, disait Bruno. C’est vrai, le costume trois-pièces nous vieillissait prématurément, ou plutôt il vieillissait à notre place, quand l’homme et la femme d’aujourd’hui vieillissent dans leurs jeans.

86 ans, 10 mois, 14 jours

Mardi 24 août 2010

L’irréductible jeunesse, pourtant, de ceux qui ont vingt ou trente ans de moins que nous ! Et la petite enfance visible encore chez nos vieux enfants. Oh mon adorable Lison !

86 ans, 10 mois, 18 jours

Samedi 28 août 2010

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NOTE À LISON

Te souviens-tu, Lison, de cette lecture qui avait horrifié Fanny et tant fait rire Marguerite ? C’était du García Márquez. Mona leur lisait Márquez, cet été-là. À l’heure de la sieste. Cent ans de solitude, je crois, je ne m’en souviens pas vraiment. Mais cette séance de lecture, je me la rappelle très bien ! L’histoire était la suivante : à l’occasion de Noël ou de son anniversaire, une jeune femme reçoit tous les ans un cadeau de son père. Le père vit au loin pour je ne sais quelle raison mais il est très ponctuel quant à l’envoi du cadeau. Une grande caisse au contenu toujours inattendu, qui ravit les enfants. (Ce doit être Noël, plutôt, je me rappelle la joie des enfants.) Or, une année, la caisse arrive un peu avant la date dite. Même expéditeur, même destinataire, mais petite erreur de date. L’impatience précipite la famille sur la caisse : surprise, elle contient le corps du père lui-même ! Putréfié ? Momifié ? Empaillé ? Aucun souvenir, mais le corps du père, bel et bien. Fanny horrifiée, « C’est dégueulasse ! », Marguerite extatique, « C’est super ! », Mona ravie de son effet, « Vive le réalisme magique ! » et toi, comme toujours, crayonnant la scène sur un de tes carnets à dessin. Dis-moi, Lison, n’est-ce pas le même tour que je suis en train de te jouer ? Sincèrement, je ne me retournerai pas dans ma tombe si tu fiches tout ça au feu.