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Le pyjama collait à mes cuisses comme du papier gommé. Dodo m’a rejoint dans la salle de bains pendant que je me lavais. Il a fallu qu’il la ramène. Il était tout excité. Ce n’est rien, c’est des spermatozoïdes, c’est pour faire les enfants, la moitié est chez les garçons et l’autre moitié chez les filles !

13 ans, 5 mois, 7 jours

Mercredi 17 mars 1937

En séchant sur la peau, le sperme se craquelle. On dirait du mica.

13 ans, 5 mois, 8 jours

Jeudi 18 mars 1937

Je ne me souviens plus vraiment du visage de papa. Mais de sa voix, oui. Oh ! oui ! Je me rappelle tout ce qu’il m’a dit. Sa voix était un souffle. Il murmurait très près de mon oreille. Quelquefois, je me demande si je m’en souviens vraiment ou si papa murmure encore en moi.

13 ans, 5 mois, 18 jours

Dimanche 28 mars 1937

De nouveau glissé l’écorché dans la rainure de la glace. Puisque c’est à ça qu’il faut ressembler c’est à ça que je ressemblerai.

13 ans, 5 mois, 19 jours

Lundi 29 mars 1937

C’est fait. Je suis allé trouver Fermantin. Je lui ai demandé de me montrer des trucs pour me muscler. D’abord il s’est fichu de moi. Il m’a qualifié de cas désespéré et m’a dit qu’il ne s’abaisserait pas à cela. Même si je te fais tes devoirs de maths ? Il a cessé de rire. Qu’est-ce qui se passe, tu veux te faire des biscoteaux pour tomber les filles ? (J’imagine qu’il parlait des biceps, des deltoïdes et des grands élévateurs.) Tu veux une armure romaine ? (Sans doute les muscles abdominaux : le grand droit, le petit oblique, et aussi les grands dentelés.) Il va falloir que tu fasses des abdos, alors, et des pompes en pagaille ! Fermantin n’a que deux ans de plus que moi mais c’est déjà un vrai gymnaste. En général, dans les jeux collectifs comme le football ou le ballon prisonnier, son équipe gagne. Il est inscrit à plusieurs clubs et voudrait que j’y vienne avec lui. Pas question. Il faut d’abord que je sorte de mon armoire. Pas de sports collectifs, mais des tractions, oui (ce qu’il appelle des pompes), et des abdominaux. On peut faire ça tout seul. De la corde, aussi, de la barre, de la course d’endurance, et qu’il m’apprenne à faire du vélo (Violette me prêtera le sien), et à nager aussi. Manès m’a déjà montré mais quand il me jette dans la conque je me contente de flotter en imitant les grenouilles. Pour la course, le vélo et la natation, Fermantin veut que je lui fasse ses rédactions et son anglais. C’est d’accord.

13 ans, 6 mois, 1 jour

Dimanche 11 avril 1937

La traction (la pompe) consiste à tenir ton corps dans un angle d’environ quinze degrés avec le sol, très droit entre la pointe des pieds et les bras tendus, puis à plier les coudes jusqu’à ce que le menton touche le sol, et à te redresser, cela autant de fois que tes bras en ont la force. Le corps doit rester tendu, il ne faut pas que le dos s’incurve ou que les genoux touchent le sol à la fin de la flexion, et la poitrine doit l’effleurer à peine. Tu peux mettre aussi les pieds sur le bord de ton lit pour faire travailler tes bras davantage. Cela, c’est la traction de base. Il y en a quantité d’autres. Fermantin m’en a fait la démonstration. En musique on appellerait ça variations sur un thème. La pompe claquée : les avant-bras propulsent le corps suffisamment haut pour qu’on puisse claquer les mains avant de les reposer sur le sol. (N’essaie pas tout de suite, ta tête arriverait la première et tu te casserais les dents.) La pompe claquée derrière le dos : même opération, mais l’impulsion doit être plus forte pour nous donner le temps de claquer les mains derrière notre dos. (N’y pense même pas. Ou alors, fais-le sur un matelas.) Plus difficile encore, la pompe pirouette : le corps tourne sur lui-même avant de retomber dans sa position de départ. La pompe sur un seul bras, puis sur l’autre, la pompe sur trois doigts (excellent pour les phalanges des alpinistes), etc.

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NOTE À LISON

Ma chère Lison,

Les quatre cahiers suivants (avril 37 — été 38) sont typiquement de ceux que tu peux sauter. Tu n’y trouveras que des tableaux sur l’évolution de ma musculature (biceps, avant-bras, torse, cuisses, mollets, ceinture abdominale…). Pendant tout ce début d’adolescence j’ai passé mon temps à me mesurer ; un mètre ruban à la main, j’étais devenu mon ethnographe et mon bon sauvage. J’en souris aujourd’hui mais je crois que je m’étais bel et bien mis en tête de ressembler à l’écorché du Larousse ! Au Briac, où Violette m’emmenait passer toutes les vacances depuis mon exclusion des scouts, je remplaçais la gymnastique par les travaux des champs et des bois. Manès et Marta étaient épatés qu’un gamin des villes prît tant à cœur la vie de la ferme. Ils ne me soupçonnèrent jamais de choisir les travaux en fonction de critères strictement musculaires : la coupe du bois pour les biceps et les avant-bras, le chargement du foin pour les cuisses, les abdominaux et les dorsaux, la course après les chèvres et la fureur de nager pour l’épanouissement de ma cage thoracique. J’éprouve aujourd’hui un petit remords de les avoir trompés sur mes fins dernières, mais Violette n’était pas dupe, elle, et rien ne me rendait plus heureux que de partager un secret avec Violette.

Dis-moi, Lison, comme je ne vous ai jamais parlé de mon enfance, il me vient soudain à l’esprit que tu ne dois pas comprendre grand-chose à ces débuts calamiteux : la mort du père, la mère furibarde, le jeune corps abandonné dans l’armoire à glace, et ce gamin de treize ans qui écrit déjà avec une componction d’académicien. Le moment est venu de t’en dire deux mots.

Vois-tu, je suis né d’une agonie. Mon père était un de ces innombrables morts vivants rendus par la Grande Guerre à la vie civile. L’esprit saturé d’horreurs, les poumons détruits par les gaz allemands, il tenta vainement de survivre. Ses dernières années (1919–1933) furent le combat le plus héroïque de sa vie. Je suis né de cette tentative de résurrection. Ma mère avait entrepris de sauver son mari en me concevant. Un enfant lui ferait le plus grand bien, un enfant c’est la vie ! J’imagine qu’il n’eut d’abord ni force ni appétit pour ce projet, mais ma mère le requinqua suffisamment pour que je fasse mon apparition le 10 octobre 1923. En pure perte ; le lendemain de ma naissance mon père retombait en agonie. Ma mère ne nous pardonna pas cet échec, ni à lui ni à moi. Je ne sais rien de ce que furent leurs relations avant ma naissance mais j’entends encore la litanie des reproches maternels. Il « s’écoutait trop », « ne se secouait pas assez », « se fichait de tout », restait « assis sur son tas », la laissant « toute seule » dans cette vie où elle avait « tout à penser et tout à faire ». Ces insultes à un mourant furent la musique ordinaire de mon enfance. Mon père n’y répondait pas. Par compassion sans doute — c’était une femme malheureuse qui l’injuriait —, mais par épuisement surtout, un accablement qu’elle prenait pour une forme sournoise de l’indifférence. Cette femme n’avait pas obtenu de cet homme ce qu’elle en attendait, il n’en faut pas davantage à certains tempéraments inquiets pour vivre dans la rancœur, le mépris et la solitude. Elle resta, pourtant. Elle ne le quitta pas. On ne divorçait pas à l’époque, ou peu, ou moins qu’aujourd’hui, ou pas chez nous, ou pas elle, je ne sais pas.