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Au début de notre amitié, j’ignorais à quel point il appréciait la Philosophie et autres petits délits. Mais cela ne m’aurait sans doute pas gêné, si je l’avais su.

Julian a quitté la route du Fil pour prendre vers l’est, entre des champs de blé et de cucurbitacées récoltés depuis peu, un chemin bordé de clôtures en demi-rondins envahis d’épais fourrés de mûres. Nous avons bientôt dépassé les dernières cabanes grossières des ouvriers sous contrat de la Propriété, dont les enfants quasi nus nous regardaient bouche bée sur le bord poussiéreux de la route, et il est devenu évident que nous allions au Dépotoir, car où d’autre cette route pouvait-elle conduire ? À moins de continuer vers l’est pendant des heures, jusqu’aux ruines des anciennes cités pétrolières, restes de la Fausse Affliction.

Le Dépotoir se trouvait à distance de Williams Ford pour prévenir braconnage et troubles. Un ordre hiérarchique très strict en régissait l’accès. Il fonctionnait ainsi : les pilleurs professionnels engagés par la Propriété pour fouiller dans les ruines rapportaient leurs prises au Dépotoir, espace délimité par une clôture en pin (une espèce de palissade) au milieu d’une prairie ouverte. On triait sommairement les objets dès leur arrivée, puis on dépêchait des cavaliers à la Propriété pour informer des dernières trouvailles les hauts-nés, et divers Aristos (ou leurs serviteurs de confiance) venaient à cheval s’approprier les meilleurs morceaux. Le lendemain, on autorisait la classe bailleresse à se répartir ce dont ils n’avaient pas voulu, et ensuite, s’il restait encore quelque chose, les ouvriers sous contrat pouvaient fouiller, quand ils avaient estimé utile de faire le déplacement.

Chaque agglomération prospère disposait d’un Dépotoir, même si dans l’Est on l’appelait parfois Tiroir-Caisse, Décharge ou Ibay.

Ce jour-là, la chance nous a souri : des dizaines de charretées de récupération venaient d’arriver et on n’avait pas encore envoyé les cavaliers en informer la Propriété. Dès que Sam a annoncé le nom de Julian Comstock, le Réserviste en armes qui nous regardait avec suspicion à l’entrée de l’enclos s’est vivement écarté pour nous laisser passer.

Un Dépoteur rondelet s’est précipité vers nous, impatient de faire étalage de sa marchandise, tandis que nous mettions pied à terre et attachions nos montures. « Heureuse coïncidence, messieurs ! » s’est-il écrié surtout à l’adresse de Sam, Julian héritant d’un sourire prudent et moi d’un regard oblique chargé de mépris. « Vous cherchez quelque chose de particulier ?

— Des livres, a aussitôt indiqué Julian avant que Sam et moi pussions répondre.

— Des livres ! Eh bien, d’ordinaire, je les mets de côté pour le Conservateur du Dominion…

— Ce garçon est un Comstock, a précisé Sam. Je ne pense pas que vous envisagiez de le contrarier. »

L’homme a aussitôt rougi. « Non, bien sûr… Nous sommes d’ailleurs tombés sur quelque chose en fouillant… une espèce de bibliothèque en miniature… je vous montre, si vous voulez. »

Proposition alléchante, surtout pour Julian, qui a rayonné comme si on venait de l’inviter à une fête de Noël. Nous avons suivi le corpulent Dépoteur jusqu’à un chariot bâché arrivé depuis peu. Là, un ouvrier sans chemise sortait des paquets qu’il empilait près d’une tente.

Ces paquets entourés de ficelle étaient des livres… vieux et sans le moindre Imprimatur du Dominion. Ils devaient avoir plus d’un siècle, car malgré leur aspect passé, on voyait qu’il s’agissait d’une édition luxueuse et colorée, plutôt que du papier brun et raide utilisé par exemple pour les livres de Charles Curtis Easton. Ils n’avaient même pas beaucoup moisi. Leur odeur, sous l’aseptisant soleil d’Athabaska, ne recelait rien d’offensant.

« Sam ! » a murmuré Julian d’un ton d’extase. Le couteau tiré, il tranchait déjà la ficelle.

« Du calme ! » a suggéré Sam, moins enthousiaste que lui.

« Oh, mais… Sam ! On aurait dû venir avec un chariot.

— On ne peut pas partir avec des livres plein les bras, Julian, d’ailleurs, on ne nous le permettrait jamais. Les savants du Dominion auront tout ça et la plus grande partie finira soit brûlée, soit enfermée dans leurs Archives à New York. Mais avec un peu de discrétion, tu devrais pouvoir arriver à sortir un volume ou deux. »

Le Dépoteur a précisé : « Ils viennent de Lundsford. » C’était le nom d’une ville en ruine à une vingtaine de milles au sud-ouest. L’homme s’est penché vers Sam Godwin : « On pensait Lundsford tari depuis dix ans. Mais même un puits à sec peut redonner de l’eau. L’un de mes ouvriers a repéré un endroit en contrebas à l’écart des fouilles principales… une espèce de gouffre ouvert par les pluies récentes. Un ancien sous-sol, un entrepôt ou quelque chose dans le genre. Ah çà, nous y avons découvert de la bonne porcelaine, monsieur, et de la verrerie, et plein d’autres livres comme ceux-là… la plupart moisis, mais on en a sorti qui étaient sous un plafond écroulé, enveloppés dans une toile cirée… ils avaient même survécu à un feu…

— Beau travail, Dépoteur, a dit Sam Godwin avec un désintérêt manifeste.

— Merci, monsieur ! Peut-être pourriez-vous me rappeler au souvenir de ceux de la Propriété ? » Et il a donné son nom (que j’ai oublié).

Agenouillé au milieu de la terre battue et des gravats du Dépotoir, Julian soulevait chaque livre tour à tour pour l’examiner les yeux écarquillés. Je me suis joint à lui dans cette exploration même si je n’ai jamais beaucoup aimé le Dépotoir, qui m’a toujours paru hanté. Ce qu’il était, bien entendu, il existait pour cela, c’est-à-dire pour abriter les revenants du passé, les fantômes de la Fausse Affliction arrachés à leur sommeil de plus d’un siècle. On y trouvait la preuve du meilleur et du pire chez les gens des Années du Vice et de la Prodigalité. Leurs beaux objets étaient superbes, surtout la verrerie, et seul un Aristo vraiment dans la gêne ne possédait rien d’antique sur sa table qui ne provînt d’une ruine ou d’une autre. On dénichait parfois des couteaux pratiques ou d’autres outils. On tombait souvent sur des pièces de monnaie, jamais d’or ou d’argent, et trop souvent pour qu’elles aient individuellement de la valeur, mais on pouvait en faire des boutons et autres ornements. L’un des hauts-nés de la Propriété détenait une selle décorée de pièces en cuivre datant toutes de 2032. On m’avait parfois chargé de la cirer, si bien que je ne l’aimais pas.

Mais il y avait aussi la camelote et les détritus inexplicables : du « plastique », rendu friable par le soleil ou ramolli par les jus de la terre, des bouts de métal recouverts de rouille, des dispositifs électroniques noircis par le temps et dégageant la même et triste impression d’inutilité qu’un ressort détendu, des pièces de moteur, corrodées, du fil de cuivre gainé de vert-de-gris, des bidons en aluminium et fûts en acier rongés par les fluides empoisonnés qu’ils contenaient autrefois… et ainsi de suite, presque à l’infini.

Entre les deux, il y avait les curiosités, aussi fascinantes et aussi inutiles que des coquillages. (« Repose cette trompette rouillée, Adam, tu vas te couper la lèvre et t’empoisonner le sang ! » Ma mère, quand nous étions allés au Dépotoir bien des années avant ma rencontre avec Julian. De toute manière, il n’y avait pas de musique dans cette trompette au pavillon complètement tordu et corrodé.)

Il flottait surtout au-dessus du Dépotoir (de n’importe quel Dépotoir) l’inconfortable conscience que, en bon ou en mauvais état, ces objets avaient survécu à leurs créateurs… s’étaient révélés plus durables que la chair ou l’esprit (car les âmes des Profanes de l’Ancien Temps n’étaient presque certainement pas au premier rang pour la Résurrection).