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« Ce n’est peut-être pas pour ta moralité que je me tracasse, a-t-elle dit. Les hauts-nés ne suivent d’autres règles que les leurs et ont des jeux parfois mortels. Tu es au courant que le père de Julian a été pendu ? »

Julian n’en avait jamais parlé et je n’avais jamais abordé le sujet avec lui, mais c’était de notoriété publique. J’ai répété l’affirmation de Sam selon laquelle Bryce Comstock était innocent.

« Peut-être bien. Justement. Il y a un Comstock à la présidence depuis trente ans et on dit le Comstock actuel jaloux de son pouvoir. La seule menace sérieuse ayant pesé sur le règne de l’oncle de Julian a été l’ascension de son frère, qui s’est rendu dangereusement populaire dans la guerre contre les Brésiliens. Je soupçonne M. Godwin d’avoir raison : Bryce Comstock a fini pendu non parce qu’il était un mauvais général mais à cause de ses victoires. »

De tels scandales pouvaient sans nul doute se produire – certaines des histoires que j’avais entendues sur la vie à New York, où résidait le président, auraient dressé les cheveux sur la nuque d’un Cynique. Mais quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec moi ? Ou même avec Julian ? Nous n’étions que des enfants.

Telle était ma naïveté.

3

Les jours avaient raccourci, Thanksgiving était passé, novembre aussi, et la neige s’annonçait – du moins son odeur – quand cinquante cavaliers de la Réserve athabaskienne sont arrivés à Williams Ford, escortant un nombre équivalent de Campagnistes et de Sondeurs.

Beaucoup de nos villageois détestaient l’hiver athabaskien. Pas moi. Le froid et le manque de lumière ne me gênaient pas, du moment qu’il y avait un radiateur à charbon dans la cuisine, une lampe à alcool pour lire durant les longues soirées, et la possibilité de manger des galettes de blé ou du fromage de tête au petit déjeuner. De plus, la Noël approchait vite. Des quatre fêtes chrétiennes universelles reconnues par le Dominion (avec Pâques, la Fête nationale et Thanksgiving), la Noël avait toujours été ma préférée. Moins pour les cadeaux, en général très modestes – même si, l’année précédente, j’avais reçu de mes parents le bail (à ma charge) d’un fusil à chargement par la bouche dont je tirais une exceptionnelle fierté –, ni vraiment pour l’aspect spirituel de cette journée de fête, qui, je l’avoue non sans honte, ne me venait guère à l’esprit que durant les offices religieux. Ce qui me plaisait, c’était l’effet conjoint de l’air vif, des matinées blanchies par le givre, des couronnes de pin et de houx accrochées aux seuils, des étendards rouge canneberge hissés sur la grand-rue pour claquer joyeusement dans le vent froid, des hymnes et cantiques chantés ou psalmodiés… J’aimais la régularité d’horloge de ces rituels, comme si un rouage du temps s’était mis en place avec une élégante précision.

Mais cet hiver-là n’était pas de bon augure.

Les troupes de la Réserve sont entrées à Williams Ford le 15 décembre, soi-disant pour diriger l’élection présidentielle. Les élections nationales n’étaient qu’une formalité, au village comme dans tout endroit éloigné de la capitale. Le temps qu’on fît voter les habitants, le résultat était déjà acquis, déjà décidé dans les très peuplés États de l’Est… c’est-à-dire, quand il y avait plus d’un candidat, situation qui demeurait exceptionnelle. Lors des six dernières années électorales, aucun parti ni citoyen n’avait disputé l’élection fédérale, et un Comstock ou un autre nous gouvernait depuis trois décennies. Élection était devenu synonyme de plébiscite.

Cela ne posait toutefois pas de problème, car une élection restait un événement mémorable, presque une espèce de cirque, dont faisait partie l’arrivée de Sondeurs et de Campagnistes, qui fournissaient toujours un bon spectacle.

Et cette année – la rumeur émanant des hautes chambres de la Propriété avait été chuchotée partout –, on projetterait un film à la Maison du Dominion.

Je n’avais jamais vu de films, mais Julian m’en avait décrit. Plus jeune, il en regardait souvent à New York, et chaque fois que la nostalgie le prenait – la vie à Williams Ford lui paraissait parfois un peu trop calme –, c’était de films qu’il se mettait à parler. L’annonce d’une projection comme partie prenante du processus électoral nous a donc enflammés, Julian et moi, et nous sommes convenus de nous retrouver derrière la Maison du Dominion à l’heure fixée.

Ni lui ni moi n’avions de raison valable d’y assister. Je n’avais pas l’âge de voter, et Julian, seul Aristo dans une assemblée de la classe bailleresse, y aurait été trop visible et peut-être malvenu. (Le vote des hauts-nés avait été recueilli indépendamment à la Propriété, qui avaient de surcroît déjà voté par procuration pour leurs travailleurs sous contrat.) Après avoir laissé en début de soirée mes parents partir pour la Maison du Dominion, j’ai donc emprunté un cheval dans l’écurie de mon père pour les suivre subrepticement et je suis arrivé juste avant l’heure prévue pour la projection. J’ai attendu Julian derrière le bâtiment, où étaient attachés une douzaine de chevaux-bail. Il s’est approché sur une bien meilleure monture, venue de la Propriété, et vêtu de ce qu’il avait pu trouver de plus ressemblant à la tenue d’un membre de la classe bailleresse : chemise et pantalon sombre en chanvre, feutre noir au rebord tiré sur le visage pour dissimuler celui-ci.

Il a mis pied à terre, l’air ennuyé, aussi lui ai-je demandé ce qui n’allait pas. Il a secoué la tête. « Rien, Adam… du moins rien encore, mais d’après Sam, il y a de l’orage dans l’air. » Il m’a alors regardé avec une expression proche de la pitié. « La guerre.

— La guerre ! Elle ne cesse jamais.

— Une nouvelle offensive.

— Bon, et alors ? On est à des millions de milles du Labrador.

— De toute évidence, les leçons de Sam n’ont pas vraiment amélioré tes notions de Géographie. Et si nous nous trouvons peut-être physiquement à grande distance du front, nous en sommes opérationnellement beaucoup trop près à mon goût. »

Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, je n’en ai tenu aucun compte. « On pourra s’en inquiéter après le film, Julian. »

Il a répondu avec un sourire forcé : « Oui, j’imagine. Autant après qu’avant. »

Nous sommes entrés dans la Maison du Dominion juste au moment où on éteignait les torches et, nous installant au dernier rang des bancs bondés, nous avons attendu le début de la projection.

Une large scène en bois occupait le fond de la salle, dont on avait ôté tout accessoire religieux, et un écran carré blanc se dressait à la place qu’occupait d’habitude la chaire ou l’estrade. De chaque côté de l’écran, une espèce de tente abritait les deux Exécutants, avec leur script et leur équipement dramatique : porte-voix, cloches, blocs, tambour et pipeau, entre autres. C’était, d’après Julian, une version réduite de ce qu’on pourrait trouver à Manhattan dans une salle de projection à la mode. Là-bas, l’écran (et par conséquent les images qu’on y projetait) serait plus grand, les Exécutants plus professionnels, la lecture de scripts et la sonorisation figurant parmi les arts à la mode et attirant les artistes talentueux ; il pourrait de plus y avoir des Exécutants supplémentaires derrière l’écran pour la narration dramatique et les « effets sonores » spécifiques. Il pourrait même y avoir un orchestre, avec une musique spécifiquement composée pour la représentation.