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Je m’écarte d’Élisabeth, avec l’horrible pressentiment que je la vois pour la dernière fois de ma vie. Je crois qu’elle aussi a compris ; son visage, qui n’exprime presque plus rien depuis vingt-six ans, se pare brusquement d’un linceul de peur.

Je fais face aux deux flics et songe à saisir le Walther. Mes yeux se posent alors sur l’arme qu’ils exhibent sur la hanche droite.

Non, je dois trouver une autre solution. S’ils me tuent maintenant, Lisa n’aura plus aucune chance.

Le lieutenant s’avance, une paire de menottes à la main.

— Pas ici. Je ne veux pas que ma sœur voie ça.

Le jeune officier hésite, mais m’accorde finalement cette faveur. Il me confisque mon sac à main, m’empoigne par le bras et m’entraîne vers le parking où leur voiture est stationnée tout près de la mienne.

— Comment vous m’avez trouvée ici ?

— Nous sommes allés chez vos parents, ils nous ont expliqué où vous étiez.

— Et qu’est-ce que vous me voulez au juste ?

Il me passe les menottes, ma gorge se serre en même temps que les bracelets. J’ai l’impression de monter sur l’échafaud. Puis le capitaine fouille mon sac. Là, je crois que je deviens livide. Il récupère le P38, le place dans un sachet plastique.

— Je vais vous expliquer. Je…

— Inutile, nous savons tout. Vous êtes en état d’arrestation, mademoiselle Beauchamp.

Je rêve de prendre une douche. Ou même un bain.

Je me sens sale. Affreusement sale, mon amour. J’ai l’impression que l’odeur de la geôle du dépôt imprègne mes vêtements et même ma peau. Non, ma chair.

D’ailleurs, ce n’est pas une impression. Juste une réalité.

La réalité.

J’ai passé la nuit dans une cage sordide et puante.

J’ai été arrêtée sous les yeux de ma petite sœur, tu te rends compte ?

Mais peut-être que Lisa ne s’est aperçue de rien ?

Non, j’ai juré que je ne mentirais plus. Bien sûr que Lisa a compris. Je l’ai vu dans ses yeux.

Elle a tout compris, je le sais. Tout.

J’imagine l’angoisse de mes parents. Mes pauvres parents…

Je n’ai pas voulu ça, c’est l’Ombre qui a voulu. Moi, je n’ai pas eu le choix.

Mais il n’y a que toi qui le sais. Qui le savais. Eux, ils ne savent rien, ne comprennent rien.

L’Ombre existait, pourtant ils ne la voyaient pas. Aveugles et sourds.

Et ils ne la voient toujours pas.

Vais-je trouver quelqu’un pour m’écouter ? Y a-t-il en ce monde quelqu’un capable de m’entendre ?…

Ils m’ont rapatriée sur la capitale, m’ont interrogée. Cuisinée, comme ils disent.

Ils étaient quatre. Ça a duré des heures, mon amour.

D’abord, j’ai nié. Je leur ai dit qu’ils se trompaient. Que ce n’était pas moi, qu’ils commettaient une grave erreur.

Et puis j’ai compris que c’était peine perdue. Le mensonge ne marche plus, on dirait. Sans doute parce que j’ai juré que je ne m’en servirais plus.

Ils ont un témoin, tu comprends. Quelqu’un qui m’a reconnue.

Je me demandais comment ils m’avaient retrouvée si vite, maintenant je sais : la femme de Martins m’a vue, hier matin. Par la fenêtre de la cuisine.

Elle m’a identifiée, comme ils disent.

Et pour Bertrand, ils ont simplement fait le rapprochement. Parce que c’était la même arme. Et parce que quelqu’un m’avait vue sortir de son appartement. La voisine, il paraît. Au travers de son judas.

J’ai commis des erreurs, tellement d’erreurs. J’aurais dû prendre plus de temps pour préparer ma vengeance, exécuter ma sentence. Mais je n’avais pas le temps !

Je reviendrai et je t’achèverai.

J’ai peur. Tellement peur, tu sais…

Tandis que je te parle, je suis dans un couloir, au premier étage du palais de justice. J’ai un flic à côté de moi, les menottes aux poignets. Tout le monde peut me voir.

Voir ce que je suis devenue, voir ce que l’Ombre a fait de moi.

Tout le monde, à part toi, mon amour.

Ça fait mal, tu sais.

Le juge d’instruction est une femme, plus jeune que moi.

Brune, avec un visage émacié, des pommettes saillantes et des yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites.

L’avocat a été commis d’office, puisque je ne savais lequel choisir. Lui aussi, il est jeune. Il débute, sûrement. Et il a l’air de ne rien comprendre à ce qui m’arrive.

Je raconte mon histoire, une fois encore. Sans omettre le moindre détail.

Ça me prend de longues minutes, pendant lesquelles la juge m’écoute, avec attention. Parfois, elle m’interrompt, pour me poser une question, pour éclaircir un point.

Et puis, enfin, j’arrive au bout de cet éprouvant récit. En priant pour que ce soit la dernière fois que j’aie à le raconter.

La juge ôte ses lunettes, me fixe d’un drôle d’air.

Chaque mot qu’elle prononce se grave en moi de manière indélébile.

— Mademoiselle Beauchamp, je vous signifie votre mise en examen pour le meurtre avec préméditation de monsieur Philip Martins. Autrement dit pour son assassinat. Ainsi que pour l’assassinat de Bertrand Levasseur. Je vais demander votre incarcération préventive au juge des libertés. Et vous subirez une expertise psychiatrique.

Incarcération. Ça veut dire que je vais aller en prison.

Expertise psychiatrique. Ça veut dire qu’elle me croit folle.

Je lui ai dit, pourtant. Que c’était de la légitime défense. Qu’il t’avait tué.

Le commandant Gomez s’est suicidé. Sa voix était froide, lorsqu’elle a balancé ça.

Est-ce que quelqu’un va enfin ouvrir les yeux ?

Est-ce que quelqu’un va enfin m’entendre ?

J’ai tout essayé, tu sais. Tout.

J’ai répété cent fois, mille fois. J’ai expliqué, avec tous les mots que je connais. Et j’en connais beaucoup.

Mais je crois que ce n’est pas une question de vocabulaire. J’ai l’impression d’être dans une autre réalité. Ils me regardent tous comme si je ne faisais pas partie de leur monde. Comme si je n’étais pas normale.

Je leur ai dit qu’il t’avait tué, qu’il m’avait agressée, violentée. Qu’il allait revenir et m’achever. Que je n’avais pas eu le choix.

Je leur ai dit que la victime, c’était toi. C’était moi. Que Martins avait tout organisé, orchestré, préparé. Qu’il avait mis tout en œuvre pour me détruire.