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Tel était donc l'état des affaires de Mme de Lorsange, lorsque M. de Corville, âgé de cinquante ans, jouissant du crédit et de la considération que nous avons peints plus haut, résolut de se sacrifier entièrement pour cette femme et de la fixer à jamais à lui. Soit attention, soit procédés, soit politique de la part de Mme de Lorsange, il y était parvenu, et il y avait quatre ans qu'il vivait avec elle, absolument comme avec une épouse légitime, lorsque l'acquisition d'une très belle terre auprès de Montargis les obligea l'un et l'autre d'aller passer quelque temps dans cette province.

Un soir, où la beauté du temps leur avait fait prolonger leur promenade, de la terre qu'ils habitaient jusqu'à Montargis, trop fatigués l'un et l'autre pour entreprendre de retourner comme ils étaient venus, ils s'arrêtèrent à l'auberge où descend le carrosse de Lyon, à dessein d'envoyer de là un homme à cheval leur chercher une voiture. Ils se reposaient dans une salle basse et fraîche de cette maison, donnant sur la cour, lorsque le coche dont nous venons de parler entra dans cette hôtellerie.

C'est un amusement assez naturel que de regarder une descente de coche; on peut parier pour le genre des personnages qui s'y trouvent, et si l'on a nommé une catin, un officier, quelques abbés et un moine, on est presque toujours sûr de gagner. Mme de Lorsange se lève, M. de Corville la suit, et tous deux s'amusent à voir entrer dans l'auberge la société cahotante. Il paraissait qu'il n'y avait plus personne dans la voiture, lorsqu'un cavalier de maréchaussée, descendant du panier, reçut dans ses bras d'un de ses camarades également placé dans le même lieu, une fille de vingt-six à vingt-sept ans, vêtue d'un mauvais petit caraco d'indienne et enveloppée jusqu'aux sourcils d'un grand mantelet de taffetas noir. Elle était liée comme une criminelle, et d'une telle faiblesse, qu'elle serait assurément tombée si ses gardes ne l'eussent soutenue. A un cri de surprise et d'horreur qui échappe à Mme de Lorsange, la jeune fille se retourne, et laisse voir avec la plus belle taille du monde, la figure la plus noble, la plus agréable, la plus intéressante, tous les appas enfin les plus en droit de plaire, rendus mille fois plus piquants encore par cette tendre et touchante affliction que l'innocence ajoute aux traits de la beauté.

M. de Corville et sa maîtresse ne peuvent s'empêcher de s'intéresser pour cette misérable fille. Ils s'approchent, ils demandent à l'un des gardes ce qu'a fait cette infortunée.

– On l'accuse de trois crimes, répond le cavalier, il s'agit de meurtre, de vol et d'incendie; mais je vous avoue que mon camarade et moi n'avons jamais conduit de criminel avec autant de répugnance; c'est la créature la plus douce, et qui paraît la plus honnête.

– Ah, ah! dit M. de Corville, ne pourrait-il pas y avoir là quelques-unes de ces bévues ordinaires aux tribunaux subalternes?… Et où s'est commis le délit?

– Dans une auberge à quelques lieues de Lyon; c'est Lyon qui l'a jugée; elle va, suivant l'usage, à Paris pour la confirmation de sa sentence, et reviendra pour être exécutée à Lyon.

Mme de Lorsange, qui s'était approchée, qui entendait ce récit, témoigna bas à M. de Corville l'envie qu'elle aurait d'apprendre de la bouche de cette fille même l'histoire de ses malheurs, et M. de Corville, qui formait aussi le même désir, en fit part aux deux gardes en se nommant à eux.

Ceux-ci ne crurent pas devoir s'y opposer. On décida qu'il fallait passer la nuit à Montargis; on demanda un appartement commode; M. de Corville répondit de la prisonnière, on la délia; et quand on lui eut fait prendre un peu de nourriture, Mme de Lorsange, qui ne pouvait s'empêcher de prendre à elle le plus vif intérêt, et qui sans doute se disait à elle-même: «Cette créature, peut-être innocente, est pourtant traitée comme une criminelle, tandis que tout prospère autour de moi… de moi qui me suis souillée de crimes et d'horreurs», Mme de Lorsange, dis-je, dès qu'elle vit cette pauvre fille un peu rafraîchie, un peu consolée par les caresses que l'on s'empressait de lui faire, l'engagea de dire par quel événement, avec une physionomie si douce, elle se trouvait dans une aussi funeste circonstance.

– Vous raconter l'histoire de ma vie, madame, dit la belle infortunée, en s'adressant à la comtesse, c'est vous offrir l'exemple le plus frappant des malheurs de l'innocence, c'est accuser la main du ciel, c'est se plaindre des volontés de l'Être suprême, c'est une espèce de révolte contre ses intentions sacrées… je ne l'ose pas…

Des pleurs coulèrent alors avec abondance des yeux de cette intéressante fille, et après leur avoir donné cours un instant, elle commença son récit dans ces termes:

– Vous me permettrez de cacher mon nom et ma naissance, madame; sans être illustre, elle est honnête, et je n'étais pas destinée à l'humiliation ou vous me voyez réduite. Je perdis fort jeune mes parents; je crus avec le peu de secours qu'ils m'avaient laissé pouvoir attendre une place convenable, et refusant toutes celles qui ne l'étaient pas, je mangeai, sans m'en apercevoir, à Paris où je suis née, le peu que je possédais; plus je devenais pauvre, plus j'étais méprisée; plus j'avais besoin d'appui, moins j'espérais d'en obtenir; mais de toutes les duretés que j'éprouvai dans les commencements de ma malheureuse situation, de tous les propos horribles qui me furent tenu, je ne vous citerai que ce qui m'arriva chez M. Dubourg, un des plus riches traitants de la capitale. La femme chez qui je logeais m'avait adressée à lui, comme à quelqu'un dont le crédit et les richesses pouvaient le plus sûrement adoucir la rigueur de mon sort. Après avoir attendu très longtemps dans l'antichambre de cet homme, on m'introduisit; M. Dubourg, âgé de quarante-huit ans, venait de sortir de son lit, entortillé d'une robe de chambre flottante qui cachait à peine son désordre; on s'apprêtait à le coiffer; il fit retirer et me demanda ce que je voulais.

– Hélas! monsieur, lui répondis-je toute confuse, je suis une pauvre orpheline qui n'ai pas encore quatorze ans et qui connais déjà toutes les nuances de l'infortune; j'implore votre commisération, ayez pitié de moi, je vous conjure.

Et alors je lui détaillai tous mes maux, la difficulté de rencontrer une place, peut-être même un peu la peine que j'éprouvais à en prendre une, n'étant pas née pour cet état; le malheur que j'avais eu, pendant tout cela, de manger le peu que j'avais…, le défaut d'ouvrage, l'espoir où j'étais, qu'il me faciliterait les moyens de vivre; tout ce que dicte enfin l'éloquence du malheur, toujours rapide dans une âme sensible, toujours à charge à l'opulence… Après m'avoir écoutée avec beaucoup de distractions, M. Dubourg me demanda si j'avais toujours été sage.

– Je ne serais ni aussi pauvre ni aussi embarrassée, monsieur, répondis-je, si j'avais voulu cesser de l'être.

– Mais, me dit à cela M. Dubourg, à quel titre prétendez-vous que les gens riches vous soulagent, si vous ne les servez en rien?

– Et de quel service prétendez-vous parler, monsieur? répondis-je; je ne demande pas mieux que de rendre ceux que la décence et mon âge me permettront de remplir.

– Les services d'une enfant comme vous sont peu utiles dans une maison, me répondit Dubourg; vous n'êtes ni d'âge ni de tournure à vous placer comme vous le demandez. Vous ferez mieux de vous occuper de plaire aux hommes, et de travailler à trouver quelqu'un qui consente à prendre soin de vous; cette vertu dont vous faites un si grand étalage ne sert à rien dans le monde; vous aurez beau fléchir aux pieds de ses autels, son vain encens ne vous nourrira point. La chose qui flatte le moins les hommes, celle dont ils font le moins de cas, celle qu'ils méprisent le plus souverainement, c'est la sagesse de votre sexe; on n'estime ici-bas, mon enfant, que ce qui rapporte ou ce qui délecte; et de quel profit peut nous être la vertu des femmes? Ce sont leurs désordres qui nous servent et qui nous amusent; mais leur chasteté nous intéresse on ne saurait moins. Quand des gens de notre sorte donnent, en un mot, ce n'est jamais que pour recevoir; or, comment une petite fille comme vous peut-elle reconnaître ce qu'on fait pour elle, si ce n'est par l'abandon de tout ce qu'on exige de son corps?

– Oh! monsieur, répondis-je le cœur gros de soupirs, il n'y a donc plus ni honnêteté ni bienfaisance chez les hommes?

– Fort peu, répliqua Dubourg; on en parle tant, comment voulez-vous qu'il y en ait? On est revenu de cette manie d'obliger gratuitement les autres; on a reconnu que les plaisirs de la charité n'étaient que les jouissances de l'orgueil, et comme rien n'est aussitôt dissipé, on a voulu des sensations plus réelles; on a vu qu'avec un enfant comme vous, par exemple, il valait infiniment mieux retirer pour fruit de ses avances tous les plaisirs que peut offrir la luxure, que ceux très froids et très futiles de la soulager gratuitement; la réputation d'un homme libéral, aumônier, généreux, ne vaut pas même, à l'instant où il en jouit le mieux, le plus léger plaisir des sens.

– Oh! monsieur, avec de pareils principes, il faut donc que l'infortuné périsse!

– Qu'importe; il y a plus de sujets qu'il n'en faut en France; pourvu que la machine ait toujours la même élasticité, que fait à l'État le plus ou le moins d'individus qui la pressent?

– Mais croyez-vous que des enfants respectent leurs pères, quand ils en sont ainsi maltraités?

– Que fait à un père l'amour d'enfants qui le gênent?

– Il vaudrait donc mieux qu'on nous eût étouffés dès le berceau!

– Assurément, c'est l'usage dans beaucoup de pays, c'était la coutume des Grecs; c'est celle des Chinois: là les enfants malheureux s'exposent ou se mettent à mort. A quoi bon laisser vivre des créatures qui ne pouvant plus compter sur les secours de leurs parents ou parce qu'ils en sont privés ou parce qu'ils n'en sont pas reconnus, ne servent plus dès lors qu'à surcharger l'État d'une denrée dont il a déjà trop? Les bâtards, les orphelins, les enfants mal conformés devraient être condamnés à mort dès leur naissance; les premiers et les seconds, parce que n'ayant plus personne qui veuille ou qui puisse prendre soin d'eux, ils souillent la société d'une lie qui ne peut que lui devenir funeste un jour, et les autres parce qu'ils ne peuvent lui être d'aucune utilité; l'une et l'autre de ces classes sont à la société comme ces excroissances de chair qui, se nourrissant du suc des membres sains, les dégradent et les affaiblissent, ou, si vous l'aimez mieux, comme ces végétaux parasites qui, se liant aux bonnes plantes, les détériorent et les rongent en s'adaptant leur semence nourricière. Abus criants que ces aumônes destinées à nourrir une telle écume, que ces maisons richement dotées qu'on a l'extravagance de leur bâtir, comme si l'espèce des hommes était tellement rare, tellement précieuse qu'il fallût en conserver jusqu'à la plus vile portion! Mais laissons une politique où tu ne dois rien comprendre, mon enfant; pourquoi se plaindre de son sort, quand il ne tient qu'à soi d'y remédier?