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– Va, lui dit-il, catin, en lui brûlant la cervelle, va dire au diable que Roland, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne!

Cette infortunée, qui n'expira pas tout de suite, se débattit longtemps sous ses fers: spectacle horrible que cet infâme coquin considère de sang-froid et dont il ne s'arrache enfin qu'on s'éloignant pour toujours de nous.

Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit à l'instant relâcher.

– Ce n'est point là l'ouvrage d'un sexe faible et délicat, nous dit-il avec bonté; c'est à des animaux à servir cette machine: le métier que nous faisons est assez criminel, sans offenser encore l'Être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger de moi, en possession des soins que remplissait la sœur de Roland; les autres femmes furent occupées à la taille de pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont elles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonnes chambres et une excellente nourriture.

Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nous apprit l'heureuse arrivée de son confrère à Venise: il y était établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Il s'en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans sa profession: c'en était plus qu'il ne fallait pour être promptement écrasé.

Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître le travail, quoique criminel, s'y faisait pourtant avec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de la maréchaussée. Il fallut se rendre; il n'y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes; on nous attache sur des chevaux et l'on nous conduit à Grenoble. Oh, ciel! me dis-je en y entrant, c'est donc l'échafaud qui va faire mon sort dans cette ville où j'avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi… Ô pressentiments de l'homme, comme vous êtes trompeurs!

Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé,; tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu'on vit la marque que je portais, on s'évita presque la peine de m'interroger, et j'allais être traitée comme les autres, quand j'essayai d'obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et la bienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbre en lettres d'or. Il m'écouta; convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d'attention que ses confrères… Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaissance d'une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu'elle t'offre, en faisant connaître ton cœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.

M. S*** devint mon avocat lui-même; mes plaintes furent entendues, et sa mâle éloquence éclaira les esprits. Les dépositions générales des faux-monnayeurs qu'on allait exécuter vinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s'intéresser à moi: je fus déclarée séduite, innocente, pleinement déchargée d'accusation, avec une entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis; enfin je voyais luire à mes yeux l'aurore du bonheur; enfin mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j'en étais encore bien loin.

Au sortir de prison, je m'étais logée dans une auberge en face du pont de l'Isère, du côté des faubourgs, où l'on m'avait assuré que je serais honnêtement. Mon intention, d'après le conseil de M. S***, était d'y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville, ou m'en retourner à Lyon, si je ne réussissais pas avec des lettres de recommandation que M. S*** avait la bonté de m'offrir. Je mangeais dans cette auberge à ce qu'on appelle la table d'hôte, lorsque je m'aperçus le second jour que j'étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne: à force de l'examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes simultanément l'une vers l'autre, comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où.

Enfin la baronne me tirant à l'écart

– Thérèse, me dit-elle, me trompé-je? n'êtes-vous pas celle que je sauvai il y a dix ans de la Conciergerie, et ne remettez-vous point la Dubois?

Peu flattée de cette découverte, j'y réponds pourtant avec politesse, mais j'avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu'il y eût en France: il n'y eut pas moyen d'échapper. La Dubois me combla de politesses, elle me dit qu'elle s'était intéressée à mon sort avec toute la ville, mois que si elle avait su que cela m'eût regardée, il n'y eût sorte de démarches qu'elle n'eût faites auprès des magistrats parmi lesquels plusieurs étaient, prétendait-elle, de ses amis. Faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.

– Ma chère amie, me dit-elle en m'embrassant encore, si j'ai désiré de te voir plus intimement, c'est pour t'apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j'ai est à ton service; regarde, me dit-elle en m'ouvrant des cassettes pleines d'or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie; si j'eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd'hui enfermée ou pendue.

– Ô madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu'à des crimes, la providence, qui finit toujours par être juste, ne vous en laissera pas jouir longtemps.

– Erreur, me dit la Dubois, ne t'imagine pas que la providence favorise toujours la vertu; qu'un court instant de prospérité ne t'aveugle pas à ce point. Il est égal au maintien des lois de la providence que Paul suive le mal, pendant que Pierre se livre au bien; il faut à la nature une somme égale de l'un et de l'autre, et l'exercice du crime plutôt que celui de la vertu est la chose au monde qui lui est le plus indifférente. Écoute, Thérèse, écoute-moi avec un peu d'attention, continua cette corruptrice en s'asseyant et me faisant placer à ses côtés; tu as de l'esprit, mon enfant, et je voudrais enfin te convaincre.

Ce n'est pas le choix que l'homme fait de la vertu qui lui fait trouver le bonheur, chère fille, car la vertu n'est, comme le vice, qu'une des manières de se conduire dans le monde; il ne s'agit donc pas de suivre plutôt l'un que l'autre; il n'est question que de marcher dans la route générale; celui qui s'en écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu, parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement: dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement; tout ce qu'il rencontre le heurte, et comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu'il soit brisé. C'est en vain que les lois veulent rétablir l'ordre et ramener les hommes à la vertu; trop prévaricatrices pour l'entreprendre, trop insuffisantes pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter. Quand l'intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l'intérêt général; or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l'intérêt des autres? Me diras-tu que c'est le vice qui contrarie l'intérêt des hommes? Je te l'accorderais dans un monde composé d'une égale partie de bons et de méchants, parce qu'alors l'intérêt des uns choque visiblement celui des autres; mais ce n'est plus cela dans une société toute corrompue; mes vices, alors, n'outrageant que le vicieux, déterminent dans lui d'autres vices qui le dédommagent, et nous nous trouvons tous les deux heureux. La vibration devient générale; c'est une multitude de chocs et de lésions mutuelles où chacun, regagnant aussitôt ce qu'il vient de perdre, se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n'est dangereux qu'à la vertu qui, faible et timide, n'ose jamais rien entreprendre; mais quand elle n'existe plus sur la terre, quand son fastidieux règne est fini, le vice alors, n'outrageant plus que le vicieux, fera éclore d'autres vices, mais n'altérera plus de vertus. Comment n'aurais-tu pas échoué mille fois dans ta vie, Thérèse, en prenant sans cesse à contresens la route que suivait tout le monde? Si tu t'étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve parcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui le descend?

Tu me parles toujours de la providence; eh! qui te prouve que cette providence aime l'ordre, et par conséquent la vertu? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant formé un univers vicieux dans toutes ses parties, qu'elle manifeste à tes yeux son amour extrême pour le bien? Pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu'elle n'agit elle-même que par des vices; que tout est vice et corruption dans ses œuvres; que tout est crime et désordre dans ses volontés? Mais de qui tenons-nous d'ailleurs ces mouvements qui nous entraînent au mal? N'est-ce pas sa main qui nous les donne? Est-il une seule de nos sensations qui ne vienne d'elle? un seul de nos désirs qui ne soit son ouvrage? Est-il donc raisonnable de dire qu'elle nous laisserait ou nous donnerait des penchants pour une chose qui lui nuirait, ou qui lui serait inutile? Si donc les vices lui serrent, pourquoi voudrions-nous y résister? de quel droit travaillerions-nous à les détruire? et d'où vient que nous étoufferions leur voix? Un peu plus de philosophie dans le monde remettrait bientôt tout dans l'ordre, et ferait voir aux magistrats, aux législateurs, que les crimes qu'ils blâment et punissent avec tant de rigueur ont quelquefois un degré d'utilité bien plus grand que ces vertus qu'ils prêchent sans les pratiquer eux-mêmes et sans jamais les récompenser.

– Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je, pour embrasser vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu'ils feraient à tout instant naître dans mon cœur?