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Le prince Saïd Al Fujailah essaya de fermer ses oreilles aux criailleries des vendeuses. Sa somptueuse dichdacha, son kouffieh doré, son long fume-cigarette, attiraient les regards. L’une des marchandes le tira par un pan de son vêtement. Pour se donner une contenance, il prit un gilet brodé maladroitement et l’examina. Aussitôt sa propriétaire commença à lui vanter les mérites de son choix, avec des dithyrambes inouïs. C’était une pièce unique, incroyablement belle, digne d’un prince comme lui.

— Soixante-dix dinars seulement, plaida-t-elle.

— Je t’en donne vingt, dit le prince pour s’amuser.

Le vêtement en valait trente. Mais si la marchande cédait, il le donnerait à Marietta.

Cela sentait les épices, la sueur et la saleté. De son pied nu, un mendiant écrasa un gros cancrelat.

Le prince Saïd Al Fujailah leva les yeux et vit trois jeunes gens qui s’avançaient d’un pas nonchalant vers lui. Identiques avec leurs cheveux courts, leurs vêtements européens étriqués et leurs visages durs. Ce n’étaient pas des Koweitis, sinon ils auraient porté des dichdacha. Le prince lâcha le tissu brodé et les fixa, subitement inquiet. L’un des jeunes gens s’arrêta près de lui et dit :

— Allah Amrack ![4]

Maintenant, les trois jeunes gens l’entouraient, souriants, presque goguenards. Le prince Saïd machinalement répondit :

— Allah Amrack ! Que me voulez-vous ?

— Te tuer, fit celui qui avait parlé.

Le prince Saïd Hadj Al Fujailah vit la large lame du poignard avant qu’elle ne s’enfonce dans son estomac. La douleur fulgurante lui coupa le souffle. Maladroitement il chercha à sortir son arme. Un des jeunes gens se colla à lui par-derrière, et il ressentit une brûlure atroce : la lame d’un second poignard venait de s’enfoncer horizontalement entre ses côtes, coupant les chairs, perforant le cœur.

Le hurlement des marchandes voilées parvint aux oreilles du prince, venant de très loin.

* * *

Les trois tueurs lardaient sans se presser, de coups de poignards, le corps étendu. C’étaient des armes terribles, des poignards de commando longs de trente centimètres, aux tranchants effilés comme des rasoirs.

La dichdacha claire n’était plus qu’une énorme tache de sang. Les femmes s’enfuyaient de tous les côtés. Les boutiquiers terrifiés regardaient sans vouloir intervenir. Deux des tueurs se redressèrent, leur poignard dégoulinant de sang au poing. Le troisième tenant de la main gauche le corps du prince Saïd encore agité de soubresauts, fouaillait sa poitrine comme un boucher en train de découper la carcasse d’un animal. Coupant, tournant sa lame, renfonçant dans le flot de sang des artères sectionnées. Il arracha enfin une masse sanglante et informe, grosse comme les deux poings, qu’il brandit vers ses compagnons. Le cœur du prince Saïd Hadj Al Fujailah.

Il le jeta sur le sol boueux, et d’un ultime coup de poignard, le fendit en deux, puis se releva, du sang jusqu’aux coudes.

Alors, dans le silence, éclata un bruit incongru : les jeunes tueurs riaient de bon cœur !

Ils entamèrent une sorte de gigue funèbre et gaie autour du cadavre, le bourrant de coups de pied, écrasant les débris du cœur, en faisant de la bouillie.

Le plus jeune se pencha, trempa ses doigts dans le sang répandu et s’en barbouilla le visage. Puis, les trois jeunes gens s’éloignèrent après un dernier coup de pied, vers l’entrée donnant dans Safat Square. Au même moment, apparut à l’entrée de la galerie, un policier en noir qui accourait, attiré par les cris des vendeuses.

Les trois tueurs ne modifièrent pas leur allure, sans même chercher à cacher leurs armes.

Le policier les aperçut, ralentit, et comprit immédiatement.

Lorsqu’il les croisa, il s’efforça de toutes ses forces de fixer son attention sur une vieille femme pétrifiée de terreur. Un des jeunes gens tourna la tête vers lui et cria d’une voix pleine de défi :

— El Fath vaincra !

Le policier continua à marcher la tête droite, laissant les trois jeunes gens se perdre dans la foule de Safat Square. Puis il se mit à courir vers le petit groupe qui entourait la dépouille du prince Saïd Hadj Al Fujailah.

* * *

Une grosse mouche s’était posée au bord de la belle bouche sensuelle du mort étalé au milieu d’un cercle de badauds terrorisés et amorphes… Le policier en noir était parti en courant téléphoner, dépassé par ce meurtre sanglant.

Une femme enveloppée dans les plis d’une abaya noire fendit la foule et s’approcha du mort.

Il y eut une bousculade, et l’abaya s’écarta, découvrant les traits fins d’une Noire aux yeux de gazelle, pleins d’horreur.

Elle recula, luttant des coudes contre la foule qui l’enserrait accrocha son voile noir qui glissa complètement découvrant un pull-over blanc très ajusté, une minijupe de cuir boutonnée sur le devant, de fines bottes blanches.

Les badauds la fixèrent avec stupéfaction. Déjà elle s’éloignait ramenant son abaya autour d’elle. Terrifiée, la tête en feu. Éleonor Ricord, officiellement vice-consul des États-Unis au Koweit sous-chef de station de la Central Intelligence Agency, n’avait pas réussi à conserver son plus précieux informateur, qui devait lui livrer les noms de ceux qui se préparaient à commettre un attentat dont la seule idée empêchait de dormir tous les responsables de la CIA.

Ils allaient assassiner le secrétaire d’État Henry Kissinger qui arrivait trois semaines plus tard au Koweit, en visite officielle, invité par l’émir.

Une invitation qu’il ne pouvait pas refuser.

Chapitre II

Seul à sa table, au milieu des brouhahas, des rires et des conversations, des serpentins et des crécelles, Malko commençait à trouver le temps long. Les guirlandes de la décoration du réveillon n’arrivaient pas à empêcher la salle à manger du Koweit-Sheraton de ressembler à une piscine avec ses panneaux de mosaïque bleue, et ses vitres assorties.

Une piscine où s’ébattaient joyeusement deux ou trois cents hôtes à quinze dinars la place.

Pour tromper son impatience, Malko se remit à guetter la porte. Justement un jeune Koweiti de haute taille venait d’entrer, drapé dans une dichdacha noire, il s’arrêta près de la porte et, d’un signe, appela le garçon. Sans ostentation, mais sans se cacher, il extirpa successivement de sa dichdacha une bouteille de J & B et une de cognac Gaston de Lagrange.

Le garçon prit respectueusement les bouteilles, s’approcha d’une desserte, y prit une grande théière et une immense cafetière. Puis, il déboucha les bouteilles, remplit les récipients avec leur contenu et vint les déposer sur la table où se trouvait Malko. Le jeune Koweiti s’approcha, souriant, et tendit la main à Malko.

— Je m’appelle Mahmoud Ramah, dit-il. Je suppose que vous êtes le Prince Malko Linge ?

Il parlait un anglais parfait. Avec son grand nez pointu et ses yeux rieurs, il fut tout de suite sympathique à Malko. Ce dernier demanda, un peu surpris quand même.

— Si je comprends bien, c’est votre table ?

Mahmoud Ramah s’assit et sourit.

— Exact. Il était très difficile de trouver des places pour le réveillon ce soir. Je suis très heureux de vous accueillir au Koweit. La personne que vous attendez sera là bientôt.

Il prit la théière et versa de larges rasades de J & B dans les verres. Puis il leva le sien.

— Bienvenue au Koweit.

L’alcool fit du bien à Malko. Il dormait littéralement debout. Le Boeing de Air India qui l’avait amené de New York n’avait eu que neuf heures de retard. Mais il n’avait pas eu le choix. Les Kowait Airways n’allaient pas jusqu’à New York. Elles avaient du pétrole, des avions, mais pas assez de pilotes… La CIA avait envoyé un télex à Malko qui se trouvait à New York en train de négocier l’achat de kilomètres de moquette pour son château, lui enjoignant de gagner le Koweit et de s’installer au Sheraton. Sans préciser pourquoi. C’était la deuxième mauvaise nouvelle de la journée. En téléphonant à Liezen, Alexandra lui avait appris une catastrophe : durant son absence, Krisantem, croyant bien faire, et en bon musulman ignorant en vins, avait offert à l’équipe de couvreurs qui refaisaient l’aile nord, une bouteille de Château-Margaux 1937 ! Un nectar, une merveille, que ces rustres avaient trouvé « pas mal ». Malko avait mis deux heures à récupérer. Son Château-Margaux était ce qu’il avait de plus précieux, dans sa cave. La perte était irremplaçable. Krisantem avait proposé d’étrangler les couvreurs, mais, en plus, il n’aurait pas eu de toit.

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Dieu te donne longue vie.