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— Dans ce cas, on renoue avec les gens d’Evergreen, dit Kaye. Ils ont pas mal d’expertise, et leur travail de labo est…

— Ça ne suffit pas. Nous serons en compétition avec Eliava et leur partenaire, quel qu’il soit. Ils seront les premiers à déposer les brevets et à pénétrer sur le marché. À s’emparer du capital. (Il se frotta le menton.) Nous devons compter avec deux banques, deux ou trois associés et… pas mal de gens qui comptaient sur nous pour décrocher le contrat, Kaye.

Elle se leva, les mains tremblantes.

— Je suis navrée, mais ce charnier… c’étaient des gens, Saul. On avait besoin de moi pour déterminer la cause de leur mort. (Elle se savait sur la défensive, et cela la déstabilisait.) J’étais là. Je me suis rendue utile.

— Y serais-tu allée si on ne t’en avait pas donné l’ordre ? demanda Saul.

— On ne m’a pas donné d’ordre. Enfin, pas précisément.

— Y serais-tu allée si ça n’avait pas été officiel ?

— Bien sûr que non.

Saul lui tendit sa main, et elle la saisit. Il lui étreignit les doigts presque à lui faire mal, puis elle vit ses paupières s’alourdir. Il la lâcha, se leva, se servit une nouvelle tasse de café.

— Le café ne sert à rien, Saul. Dis-moi comment ça va. Comment tu te sens.

— Je me sens bien, répliqua-t-il, sur la défensive à son tour. Le remède qu’il me faut en ce moment, c’est le succès.

— Ça n’a rien à voir avec les affaires. C’est comme les marées. Tu dois lutter contre tes marées. C’est toi-même qui me l’as dit, Saul.

Il acquiesça sans toutefois la regarder en face.

— Tu vas au labo, aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Oui.

— Je t’appellerai d’ici après avoir fait ma petite enquête. Organisons une réunion avec les chefs d’équipe ce soir au labo. On commandera des pizzas.

Un tonnelet de bière. (Vaillamment, il tenta de sourire.) Nous devons préparer une position de repli, et vite.

— Je vais voir comment se passent les travaux en cours.

Tous deux savaient qu’une année au moins s’écoulerait avant qu’ils ne retirent des bénéfices de leurs projets actuels, dont le travail sur les bactériocines.

— Voir dans combien de temps nous…

— Laisse-moi m’inquiéter de ça, la coupa Saul.

Il s’écarta de la table en adoptant une démarche de crabe, légèrement chaloupée, se moquant de lui-même comme il aimait à le faire, et lui passa un bras autour de la taille, posant le menton sur son épaule. Elle lui caressa les cheveux.

— Je déteste ça, dit-il. Je me déteste quand je suis comme ça.

— Tu es très fort, Saul, murmura Kaye à son oreille.

— Ma force, c’est toi, répondit-il en s’écartant, se frottant la joue comme un petit garçon qu’on vient d’embrasser. Je t’aime encore plus que la vie elle-même, Kaye. Tu le sais. Ne t’inquiète pas pour moi.

L’espace d’un instant, elle perçut dans ses yeux une lueur farouche, celle d’un animal pris au piège. Puis cela passa, son dos se voûta, il haussa les épaules.

— Tout ira bien. Nous vaincrons, Kaye. Il faut juste que je passe quelques coups de fil.

Debra Kim était une Eurasienne à la silhouette fine et au visage large, dont les épais cheveux noirs lui faisaient sur le crâne un casque lisse. D’un autoritarisme tempéré de douceur, elle s’entendait à merveille avec Kaye mais se montrait distante avec la plupart des hommes, Saul en particulier.

Kim dirigeait le laboratoire d’étude du choléra avec une main de velours dans un gant d’acier. Ce labo, le deuxième d’EcoBacter en termes de taille, fonctionnait à un niveau 3 de sécurité, pour protéger les souris ultrasensibles de Kim plutôt que les employés, même si le choléra était une affaire sérieuse. Elle utilisait pour ses recherches des souris frappées d’immunodéficience sévère combinée, génétiquement privées de leur système immunitaire.

Kim entraîna Kaye dans le bureau attenant au labo et lui offrit une tasse de thé. Elles bavardèrent quelques minutes, observant à travers un panneau en acrylique transparent les conteneurs stériles de plastique et d’acier, alignés contre un mur, à l’intérieur desquels s’agitaient les souris.

Kim cherchait une thérapie à base de phages qui puisse lutter efficacement contre le choléra. Ses souris étaient équipées de tissu intestinal humain qu’elles étaient incapables de rejeter ; elles devenaient ainsi des petits modèles de l’infection cholérique chez l’être humain. Ce projet avait coûté plusieurs centaines de milliers de dollars, sans résultat probant jusqu’ici, mais Saul continuait à le maintenir en activité.

— D’après Nicki, à la compta, il ne nous reste plus que trois mois, dit Kim sans prévenir, posant sa tasse et adressant à Kaye un sourire forcé. C’est vrai ?

— Probablement, répondit Kaye. Trois ou quatre mois. À moins que nous ne signions un partenariat avec Eliava. Ce serait suffisamment sexy pour entraîner des rentrées de capitaux.

— Merde. La semaine dernière, j’ai refusé une proposition de Procter and Gamble.

— J’espère que vous n’avez pas fermé toutes les portes.

Kim secoua la tête.

— Je me plais ici, Kaye. Je préfère travailler avec Saul et vous qu’avec presque n’importe qui. Mais je ne rajeunis pas, et j’ai des projets plutôt ambitieux.

— Comme nous tous.

— Je suis sur le point de développer un traitement sur deux fronts, poursuivit Kim en s’approchant du panneau. J’ai trouvé la connexion génétique entre les endotoxines et les adhésines. Les Cholerae s’attachent aux cellules des muqueuses de l’intestin grêle et les enivrent. L’organisme résiste en se débarrassant des membranes des muqueuses. Résultat : des selles liquides. Je peux créer un phage porteur d’un gène qui stoppe la production de piline dans les Cholerae. S’ils peuvent produire des toxines, ils ne peuvent plus faire de piline, donc ils ne peuvent plus adhérer aux cellules des muqueuses. Nous livrons des capsules de phages dans les zones infectées par le choléra, et voilà[12]. On peut même les utiliser dans le traitement de l’eau. Six mois, Kaye. Encore six mois, et on pourra vendre ça à l’Organisation mondiale de la santé pour soixante-quinze cents la dose. Il suffirait de quatre cents dollars pour traiter une station de purification des eaux. Chaque mois, on ferait un chouette profit tout en sauvant plusieurs milliers de vies.

— J’ai bien entendu.

— Pourquoi tout est-il toujours une question de timing ? murmura Kim en se servant une nouvelle tasse de thé.

— Votre travail ne s’arrêtera pas là. Si nous coulons, vous pourrez l’emporter avec vous. Dans une autre boîte. Et emportez aussi vos souris. S’il vous plaît.

Kim éclata de rire et plissa le front.

— C’est atrocement généreux de votre part. Mais vous, qu’allez-vous devenir ? Est-ce que vous comptez vous accrocher et crouler sous les dettes, ou bien vous déclarer en faillite et aller bosser pour Squibb ? Vous n’auriez aucune peine à trouver du boulot, Kaye, surtout si vous profitez de la pub qui vous est faite tant qu’il en est encore temps. Mais… et Saul ? Son entreprise, c’est toute sa vie.

— Nous avons des options, dit Kaye.

Kim, soucieuse, se mordilla les lèvres. Elle posa une main sur le bras de Kaye.

— Nous connaissons tous ses cycles, dit-elle. Est-ce qu’il accuse le coup ?

Kaye exagéra le frisson qui la parcourait, comme pour chasser le malheur.

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12

En français dans le texte. (N.d.T.)