En l’espace d’un mois, Dicken n’avait pas disposé de plus de deux heures de loisirs. Comme il était libre ce soir, coincé dans sa chambre du Holiday Inn sans amis ni connaissances, il s’était rendu dans le quartier des night-clubs, croisant nombre de voitures de police et deux ou trois flics à pied ou en vélo. Il était resté quelques minutes dans une librairie, jugeant finalement insupportable l’idée de passer la soirée à lire, et ses pieds l’avaient conduit automatiquement là où il avait toujours souhaité aller, ne serait-ce que pour regarder une femme étrangère à son milieu professionnel.
Âgées d’une trentaine d’années au maximum, les danseuses étaient plutôt séduisantes, saisissantes dans leur nudité, le plus souvent pourvues de seins rectifiés, pour ce qu’il pouvait en juger, et d’une toison pubienne rasée formant un point d’exclamation quasiment universel. Aucune d’elles ne se tourna vers lui à son arrivée. Dans quelques minutes, elles lui adresseraient des œillades et des sourires vénaux mais, pour le moment, elles n’avaient aucune réaction.
Il commanda une Budweiser – le choix se limitait aux Coors, aux Bud et aux Bud Lite – et s’adossa au mur. La fille qui occupait la scène était jeune, mince, pourvue de seins en obus qui juraient avec sa cage thoracique étroite. Il la regarda sans grand intérêt et, quand elle eut fini son numéro et parcouru la salle de ses yeux inexpressifs, elle enfila un peignoir en rayonne et descendit dans la salle pour se mêler aux clients.
Dicken n’avait jamais réussi à apprendre les codes en vigueur dans une boîte de ce type. Il connaissait l’existence des salons privés mais ignorait ce qui y était autorisé et interdit. Il se surprit à oublier les filles, la fumée et la bière pour réfléchir au lendemain, à la visite du matin au centre médical de l’université Howard, à la réunion de l’après-midi avec Augustine et les nouveaux membres de l’équipe… Encore une journée bien remplie.
En découvrant la fille qui entrait en scène, plus petite, moins maigrichonne, avec de petits seins et une taille fine, il pensa à Kaye Lang.
Dicken acheva sa bière, jeta deux pièces de vingt-cinq cents sur la petite table et fit reculer sa chaise. Une rouquine à moitié nue lui exhiba ses bas, écartant les pans de son peignoir pour lever la jambe. Se faisant l’effet d’un crétin, il glissa vingt dollars dans sa jarretière et lui adressa un regard qui se voulait plein d’autorité nonchalante, mais qui exprimait probablement davantage sa nervosité.
— C’est un début, chéri, dit la fille d’une petite voix pleine d’assurance.
Elle jeta un vif regard circulaire sur la salle. En ce moment, il était le gibier le plus appétissant.
— Tu as travaillé trop dur, pas vrai ? lui dit-elle.
— Oui.
— Tu as bien besoin d’un petit numéro en privé.
— Ce serait agréable, dit-il, la bouche sèche.
— Nous avons un endroit pour ça. Mais tu connais le règlement, chéri. Il n’y a que moi qui touche. La direction souhaite que tu restes assis. Tu verras, c’est amusant.
C’est atroce, oui. Dicken la suivit quand même, se retrouvant au premier étage du bâtiment, dans l’une des huit ou dix petites pièces, de la taille d’une chambre, où étaient installés une scène et un fauteuil pliant. Il prit place sur celui-ci alors que la fille laissait choir son peignoir. Elle portait un string microscopique.
— Je m’appelle Danielle. (Elle porta un doigt à ses lèvres comme il faisait mine de parler.) Ne me dis rien. J’aime le mystère.
Puis, d’un petit sac fixé à son bras, elle retira un paquet en plastique et le déballa avec dextérité d’un mouvement du poignet. Elle plaqua un masque de chirurgien sur son visage.
— Navrée, chuchota-t-elle. Tu sais ce que c’est. D’après ce qu’on dit, rien ne résiste à cette nouvelle grippe – ni la pilule, ni la capote. On n’a même plus besoin d’être… comment dire… pervers pour avoir des emmerdes. Et on dit que tous les mecs sont porteurs. J’ai déjà deux gamins. Je ne peux pas me permettre d’arrêter de bosser pour accoucher d’un petit monstre.
Dicken était si épuisé qu’il parvenait à peine à bouger. Elle monta sur scène et prit la pose.
— Tu préfères que ça se passe vite ou en douceur ?
Il se leva, faisant basculer son siège, qui tomba bruyamment. Elle le regarda en plissant les yeux, son front creusé de rides d’inquiétude. Son masque était d’un vert médical.
— Excusez-moi, dit-il.
Il lui tendit un nouveau billet de vingt dollars puis s’enfuit, se retrouva dans la salle enfumée, bouscula les clients sur son passage, remonta l’escalier vers la rue, s’accrocha à la rampe pour reprendre son souffle.
Il s’essuya vigoureusement les mains sur son pantalon, comme si c’était lui qui risquait d’être infecté.
30.
Mitch s’assit sur le banc et s’étira devant la lumière aqueuse du soleil. Il s’était dispensé de manteau, ne portant qu’une chemise écossaise, un jean élimé et des chaussures de marche fatiguées.
Les arbres dénudés dressaient leurs branches grises au-dessus d’un champ de neige moucheté de traces de pas. Dédaignant les trottoirs, les étudiants avaient sillonné les pelouses recouvertes de blancheur. Des flocons tombaient lentement des nuages gris et fracturés qui se mouvaient dans le ciel.
Wendell Packer s’approcha en agitant la main, un sourire pincé aux lèvres. Âgé d’une trentaine d’années comme Mitch, c’était un homme mince et élancé, aux cheveux clairsemés et aux traits réguliers que gâchait quelque peu un nez bulbeux. Vêtu d’un épais sweater et d’un anorak bleu marine, il tenait à la main un petit cartable en cuir.
— J’ai toujours voulu faire un film sur ce coin, dit-il en se frottant les mains avec nervosité.
— Quel genre ? demanda Mitch, dont le cœur se serrait déjà.
Il avait dû se forcer à lui téléphoner et à se rendre au campus. Mitch apprenait à se blinder contre les réactions de ses anciens collègues et de ses amis scientifiques.
— Rien qu’une scène. La neige recouvrant tout en janvier ; les pruniers en fleur en avril. Une jolie fille qui marche, ici. Fondu : elle est entourée de flocons qui se transforment en pétales.
Packer désigna l’allée que les étudiants empruntaient pour se rendre à leurs cours en traînant le pas. Il dégagea un coin du banc de sa neige et s’assit à côté de Mitch.
— Tu aurais pu venir à mon bureau. Tu n’es pas un paria, Mitch. Personne ne va te chasser du campus.
Mitch haussa les épaules.
— Je suis devenu un sauvage, Wendell. Je ne dors presque plus. J’ai un tas de livres chez moi… je passe toutes mes journées à bosser la biologie. Je ne sais pas par où je dois commencer pour rattraper mon retard.
— Eh bien, commence par dire adieu à l’élan vital[16]. Désormais, nous sommes des ingénieurs.
— Je veux t’inviter à déjeuner et te poser quelques questions. Ensuite, je voudrais assister à quelques cours dans ton unité. Les textes seuls ne me suffisent pas.
— Je peux en parler aux professeurs. Quelles matières en particulier ?
— Embryologie. Développement des vertébrés. Un peu d’obstétrique, mais ce n’est pas de ton ressort.
— Pourquoi ?
Mitch contempla les murs ocre des bâtiments qui entouraient le champ enneigé.
— J’ai besoin d’apprendre pas mal de choses avant d’ouvrir à nouveau ma gueule ou de faire de nouvelles conneries.