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Une touche à la fois, se dit Mitch. Un autodidacte du clavier. Il remarqua la tenue du journaliste, totalement déplacée : pantalon de tweed, bretelles rouges, chemise blanche à col Mao.

Merton ne leva les yeux que lorsque Mitch se retrouva à deux pas de la tente.

— Mitchell Rafelson ! Quel plaisir ! (Il posa son ordinateur sur la table, se leva d’un bond et tendit la main.) C’est foutrement sinistre, ici. Eileen est sur la pente, près du site. Je suis sûr qu’elle est impatiente de vous voir. On y va ?

Les six autres participants, de jeunes stagiaires ou des étudiants, jetèrent des regards curieux aux deux hommes. Merton ouvrait la marche, utilisant des prises naturelles creusées par plusieurs siècles d’érosion. Ils firent halte six mètres en dessous de la corniche, où une antique grotte striée de rouille était creusée dans une saillie basaltique. Un peu plus haut, côté est, un promontoire de pierre érodée s’était en partie effondré, projetant de larges blocs dispersés sur le versant en pente douce.

Eileen Ripper se tenait sur la berge ouest, près d’une série de puits carrés soigneusement creusés et marqués par une grille topométrique. Proche de la cinquantaine, petite et basanée, dotée d’un nez fin et d’yeux enfoncés dans leurs orbites, elle avait des lèvres sensuelles, généreuses, qui présentaient un vif contraste avec ses courts cheveux poivre et sel.

Elle se retourna en entendant Merton. Plutôt que de sourire ou de répondre à son salut, elle prit un air résolu, descendit prudemment le talus et tendit la main à Mitch. Leur poignée de main fut des plus fermes.

— Hier matin, nous avons reçu les résultats de l’analyse au carbone 14, déclara-t-elle. Ils ont treize mille ans plus ou moins cinq cents ans… et, s’ils mangeaient beaucoup de saumon, ils ont douze mille cinq cents ans. Mais les gars des Cinq Tribus affirment que la science occidentale cherche à les priver de ce qu’il leur reste de dignité. Je croyais pouvoir raisonner avec eux.

— Tu as au moins fait l’effort, commenta Mitch.

— Je m’excuse de t’avoir jugé si sévèrement, Mitch. J’ai gardé mon calme le plus longtemps possible, en dépit de plusieurs petits signaux d’alarme, et puis cette femme, Sue Champion… Je croyais qu’on était amies. C’est elle qui conseille les tribus. Hier, elle est revenue avec deux hommes. Ils étaient… tellement fiers d’eux, Mitch. Comme des gosses capables de pisser au-dessus de la porte d’une grange. Selon eux, j’ai fabriqué des preuves pour faire passer mes mensonges. Ils affirment avoir la loi et le gouvernement avec eux. Le NAGPRA, notre vieille Némésis.

Ce sigle était celui du Native American Graves Protection and Repatriation Act[17]. Mitch connaissait par cœur ce texte de loi.

Merton se tenait près d’eux, veillant à ne pas glisser sur la pente, et les observait attentivement.

— Quelles preuves as-tu fabriquées ? demanda Mitch d’un ton léger.

— Ne plaisante pas avec ça. (Ripper sembla toutefois se détendre, et elle prit la main de Mitch dans les siennes.) Nous avons prélevé du collagène dans les os et nous l’avons envoyé à Portland. Ils ont analysé l’ADN. Nos spécimens proviennent d’une population sans aucun lien avec les Indiens modernes, vaguement apparentée à la momie de la grotte des Esprits. Caucasienne, à condition d’accepter ce terme plutôt vague. Mais pas du tout nordique. Plus proche des Aïnous, je pense.

— C’est une découverte historique, Eileen. Permets-moi de te féliciter.

Une fois partie, Ripper ne pouvait plus s’arrêter. Ils se dirigèrent vers les tentes.

— Impossible de faire des comparaisons avec les races modernes. C’est ce qui est frustrant dans l’histoire ! Nous nous sommes laissé berner par nos stupides notions contemporaines en matière de race. Les populations étaient très différentes à l’époque. Mais les Indiens modernes ne descendent pas du peuple d’où proviennent nos squelettes. Peut-être que celui-ci était en compétition avec les ancêtres des Indiens. Et il a perdu.

— Ce sont les Indiens qui ont gagné ? intervint Merton. Ils devraient être ravis de l’apprendre.

— Ils pensent que je cherche à saper leur unité politique. Ils se foutent de savoir ce qui s’est vraiment passé. Ils tiennent avant tout à leurs illusions, et au diable la vérité !

— Tu crois que je ne le sais pas ? dit Mitch.

Ripper pleurait des larmes de découragement et de fatigue, mais elle eut un petit sourire.

— Le Conseil des Cinq Tribus a réclamé la restitution des squelettes auprès du tribunal fédéral de Seattle, dit-elle.

— Où sont les os, en ce moment ?

— À Portland. On les a emballés ici et on les a expédiés hier.

— Tu leur as fait franchir la frontière ? C’est du kidnapping.

— Ça valait mieux que d’attendre l’arrivée des avocats. (Ripper secoua la tête, et Mitch lui passa un bras autour des épaules.) J’ai essayé de jouer le jeu, Mitch. (Elle s’essuya les joues, y laissant une traînée de poussière, et eut un rire forcé.) Maintenant, même les Vikings sont furieux contre moi !

Les Vikings – un groupuscule de quinquagénaires également baptisé les Adorateurs nordiques d’Odin dans le Nouveau Monde – avaient aussi contacté Mitch quelques années plus tôt pour célébrer leur cérémonie. Ils espéraient que Mitch confirmerait leur thèse, à savoir que des explorateurs normands avaient peuplé l’Amérique du Nord quelques millénaires auparavant. Mitch, toujours philosophe, les avait laissés accomplir leur rituel au-dessus des os de l’homme de Pasco, toujours ensevelis, mais, en fin de compte, il avait déçu leur attente. L’homme de Pasco était bel et bien amérindien, apparenté aux Na-déné du Sud.

Après que Ripper eut analysé ses squelettes, les Adorateurs d’Odin avaient connu une nouvelle déception. Dans ce monde où les justifications étaient souvent hasardeuses, la vérité ne contentait jamais personne.

Comme le soir tombait, Merton sortit une bouteille de champagne, ainsi que du saumon fumé, du pain et du fromage emballés sous vide. Les étudiants de Ripper allumèrent sur la berge un feu de camp qui craquait et grésillait lorsque Mitch et Eileen portèrent un toast à leur folie commune.

— Où avez-vous acheté tout ça ? demanda Ripper à Merton tandis qu’il dressait la table sous la grande tente, distribuant des assiettes en aluminium cabossées prélevées dans le matériel.

— À l’aéroport, répondit le journaliste. Je n’ai pas eu le temps de m’arrêter ailleurs. Du pain, du fromage, du poisson, du vin… que demande le peuple ? Même si, personnellement, j’apprécierais une bonne pinte de bitter.

— J’ai de la Coors dans la caravane, dit un stagiaire costaud au crâne dégarni.

— Le petit déjeuner idéal quand on doit creuser toute la journée, commenta Mitch d’un air approbateur.

— Épargnez-moi cela, fit Merton. Et, surtout, ne creusez pas la question. Tout le monde ici a une histoire à raconter. (Il prit le gobelet de champagne que lui tendait Ripper.) Une histoire ayant trait à la race, au temps, aux migrations et à la définition de l’humanité. Qui commence ?

Mitch savait qu’il lui suffirait de rester silencieux pour que Ripper démarre au quart de tour. Merton prit des notes tandis qu’elle évoquait les trois squelettes et la politique locale. Une heure et demie plus tard, le froid était de plus en plus vif, et ils se rapprochèrent du feu.

— Les tribus de l’Altaï n’apprécient pas que les Russes déterrent leurs morts, dit Merton. Les autochtones se révoltent un peu partout. Une petite tape sur le poignet des oppresseurs colonialistes. Vous croyez que les Neandertaliens ont des porte-parole qui manifestent à Innsbruck ?

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17

Décret de protection et de rapatriement des sépultures amérindiennes. (N.d.T.)