La partie du programme que préférait Nell était Thalie, qui était prévue à une heure du matin et une heure de l’après-midi. Dès que Miss Matheson tirait sur la vieille corde qui pendait du beffroi pour faire retentir un unique glas douloureux sur tout le campus, Nell et les autres filles de sa section se levaient, faisaient la révérence à leur institutrice, sortaient en file indienne dans le corridor pour sortir – puis couraient comme des dératées rejoindre la salle de culture physique, où elles troquaient aussitôt leur uniforme pesant, rugueux et compliqué, contre un uniforme léger, ample, rugueux et compliqué, mais qui leur laissait plus de liberté de mouvement.
Le cours d’Épanouissement était donné par Miss Ramanujan ou l’une de ses assistantes. En général, elles réservaient à la matinée les exercices vigoureux, tels que le hockey sur gazon, et à l’après-midi les plus gracieux, tels que les danses de salon, voire ces disciplines bizarres qui faisaient pouffer les filles, telles qu’apprendre à marcher, se tenir et s’asseoir comme une Dame.
Le Brillant était le domaine de Miss Matheson, même si elle laissait en général le travail à ses assistantes, se contentant de venir inspecter les salles de classe dans son vieux fauteuil roulant en bois et osier. Durant la période Aglaé, les filles se rassemblaient en groupes d’une demi-douzaine pour répondre aux questions ou résoudre les problèmes posés par les enseignants : par exemple, elles comptabilisaient le nombre d’espèces animales et végétales qu’on pouvait trouver dans un pied carré de forêt derrière l’école. Elles montaient une scène d’une tragédie grecque. Elles se servaient d’une simulation ractive pour modéliser l’économie d’une tribu lakota avant l’introduction du cheval. Elles concevaient des machines simples grâce à un système de nanoprésence, puis elles essayaient de les compiler dans le MC et de les faire fonctionner. Elles tissaient du brocart et faisaient de la porcelaine, comme jadis les dames chinoises. Et il y avait un océan de connaissances historiques à apprendre : l’histoire biblique, grecque et romaine pour commencer, puis celle de quantité d’autres peuples de par le monde, qui servaient pour l’essentiel d’assise à l’histoire des peuples anglo-saxons.
Curieusement, ce dernier sujet ne faisait pas partie du programme de Brillant ; il était confié aux mains fermes de Miss Stricken, maîtresse de la Joie[5].
En sus des deux périodes quotidiennes d’une heure, Miss Stricken retenait l’attention de l’ensemble des étudiantes, une fois le matin, une autre le midi et une dernière en soirée. Lors de ces assemblées, sa fonction essentielle était de rappeler à l’ordre les élèves ; de réprimander publiquement les brebis qui auraient par trop divagué depuis la dernière réunion ; de leur infliger les méditations qui pouvaient lui avoir dernièrement accaparé l’esprit ; et finalement, en termes révérencieux, de leur présenter le Père Cox, vicaire des lieux, qui se chargeait de conduire la prière. Miss Stricken héritait également de l’ensemble des étudiantes pendant deux heures le dimanche matin, et elle pouvait éventuellement requérir leur attention durant jusqu’à huit heures les samedis, pour peu qu’elle estime qu’elles avaient besoin d’un supplément d’orientation.
La première fois que Nell s’assit dans l’une des salles de classe de Miss Stricken, elle s’aperçut, détail pervers, que son pupitre avait été installé directement derrière celui d’une autre fille, de sorte qu’elle était incapable de voir quoi que ce soit, à part le nœud dans les cheveux de sa voisine de devant. Elle se leva, essaya de déplacer le pupitre et découvrit qu’il était boulonné par terre. En fait, tous les pupitres étaient disposés selon une trame parfaitement régulière, et tous tournés vers Miss Stricken ou l’une de ses deux assistantes, Miss Bowlware et Mme Disher.
Miss Bowlware leur enseignait l’histoire des Peuples anglo-saxons, en démarrant avec les Romains de Londinium, puis en cavalant à travers la conquête normande, la Grande Charte, la guerre des Deux-Roses, la Renaissance et la guerre de Sécession ; mais elle ne s’emballait réellement qu’à l’abord de la période géorgienne où, là, elle écumait littéralement en expliquant les défauts de ce monarque syphilitique, qui avaient amené les vertueux Américains à rompre avec dégoût avec la mère patrie. Elles étudiaient ensuite les passages les plus sordides de Dickens qui, prenait grand soin d’expliquer Miss Bowlware, étaient qualifiés de littérature victorienne parce qu’ils avaient été rédigés sous le règne de Victoria II mais qui traitaient en fait de temps pré-victoriens, avant d’ajouter que les mœurs des Victoriens originels – ceux qui avaient édifié l’Empire britannique d’antan – étaient en fait une réaction au comportement regrettable de leurs parents et grands-parents, dépeint en détail de manière si convaincante par Dickens, leur romancier le plus populaire.
Les filles devaient en définitive s’installer derrière leur pupitre et jouer quelques ractifs montrant à quoi ressemblait la vie à cette époque : elle n’avait en gros rien d’agréable, sauf si l’on sélectionnait l’option éliminant toutes les maladies. À ce point, Mme Disher ne manquait pas d’intervenir pour remarquer que si les élèves trouvaient ça effrayant, elles feraient mieux de voir comment vivaient les gens à la fin du vingtième siècle. Effectivement, après avoir vu en ractif l’existence d’un enfant du centre urbain de Washington D.C. dans les années 1990, la plupart des jeunes filles devaient bien convenir qu’elles auraient à tout coup préféré choisir de vivre dans une maison de correction de l’Angleterre pré-victorienne.
Tout ce qui précédait plantait le décor d’un examen parallèle sur trois fronts : l’Empire britannique ; l’Amérique d’avant le Viêt-Nam ; enfin l’histoire moderne et contemporaine de la Nouvelle-Atlantis. En général, Mme Disher traitait des éléments les plus récents et de tout ce qui concernait l’Amérique.
Miss Stricken se chargeait du grand dénouement à l’issue de chaque période et à la fin de chaque module. Elle débarquait en fanfare pour expliquer les conclusions auxquelles il convenait d’aboutir et s’assurer que chacune de ses élèves s’en était bien imprégnée. Elle avait également une façon bien à elle de s’introduire à l’improviste, tel un prédateur, dans la salle de classe pour venir caresser les phalanges des filles surprises à chuchoter, faire des grimaces aux professeurs, se passer des billets, griffonner, rêvasser, s’agiter, se gratter les jambes, se curer le nez, soupirer ou s’assoupir.
De toute évidence, elle devait les surveiller sur des moniteurs depuis le cagibi de son bureau voisin. Une fois, Nell était en salle de Joie et écoutait avec assiduité un cours sur le programme de prêt-bail. Lorsqu’elle entendit le grincement de la porte du bureau de Miss Stricken qui s’ouvrait derrière elle, elle réprima, comme toutes ses camarades, une envie panique de se retourner. Elle entendit les talons de Miss Stricken claquer dans sa rangée, entendit vrombir la règle et sentit soudain ses phalanges exploser.
« Se coiffer est une activité à laquelle on se livre en privé, pas en public, Nell, dit Miss Stricken. Les autres filles le savent ; à présent, vous aussi. »
Nell était cramoisie, et elle referma comme un bandage sa main valide autour de ses doigts blessés. Elle n’y comprenait rien, jusqu’au moment où l’une des autres filles accrocha son regard et fit un mouvement circulaire de son index plaqué contre la tempe : selon toute apparence, Nell s’était roulé les cheveux autour d’un doigt, comme bien souvent elle le faisait machinalement lorsqu’elle lisait le Manuel ou réfléchissait intensément à quelque chose.