Ses branches maîtresses le Bûcheron trancha ;Qui partirent flotter au fil de la rivière.On le débita en planches, et puis on l’écorça,Et de cet arbre et d’autres, on fit un bon bateau.Bateau qui fut lancé ; mais en vue de la terreNaquit une tempête à laquelle nul esquif n’aurait pu résister.Il éperonna un roc, les vagues s’engouffrèrent ;Et tournait toujours le Corbeau, croassant aux rafales.Il entendit le dernier cri des âmes qui périssaient —Voyez ! voyez ! le grand mât débordé par les eaux en furie !Tout heureux, le Corbeau reprit son essor,Et, sur sa route, il vint à croiser la Mort,Qu’il remercia tant et plus de ce cadeau :Ils avaient pris les siens,
[et QUE DOUCE ÉTAIT LA VENGEANCE !
M. Hackworth :
J’espère que le poème ci-dessus éclaire les idées que je n’ai fait qu’effleurer lors de notre rencontre de mardi dernier et qu’il pourra contribuer à vos études parémiologiques[3].
Coleridge l’a rédigé en réaction contre la littérature enfantine de son temps, dont le ton didactique s’apparentait fort à celui des matières dont on gave nos enfants dans les « meilleures » écoles. Comme vous pouvez le constater, sa notion d’un poème pour enfants est d’un nihilisme rafraîchissant. Peut-être ce genre de matériel pourra-t-il vous aider à inculquer les qualités recherchées.
Ce sera avec grand plaisir que je poursuivrai nos conversations sur ce sujet.
Finkle-McGraw
Ce n’était là que le début d’une recherche qui s’était poursuivie deux ans pour culminer aujourd’hui. Demain, on fêtait le quatrième anniversaire d’Elizabeth Finkle-McGraw, et, à cette occasion, elle devait recevoir des mains de son grand-père le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles.
Le mois prochain, Fiona Hackworth fêterait ses quatre ans, et elle recevrait elle aussi un exemplaire du Manuel illustré, car tel avait été le crime de John Percival Hackworth : il avait programmé le matri-compilateur pour qu’il dépose les teignes sur la face externe du livre d’Elizabeth. Il avait ensuite payé le Dr X pour extraire de l’une de ces teignes un téraoctet de données. Lesquelles représentaient en fait une copie encryptée du programme compilé qui lui avait servi à générer le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles. Il avait loué au Dr X du temps sur un de ses matri-compilateurs, relié à une Source privée appartenant au Dr X, sans aucune connexion avec l’une ou l’autre Alim. Il avait ainsi pu générer une seconde copie, secrète celle-ci, du Manuel.
Les teignes s’étaient déjà autodétruites, ne laissant aucune trace de son crime. Le Dr X avait sans doute conservé dans ses ordinateurs une copie du programme, mais elle était codée, et l’homme n’avait pas assez de jugeote pour tout simplement l’effacer et ainsi libérer de l’espace mémoire, tout en sachant pertinemment que les algorithmes de cryptage susceptibles d’être employés par un homme comme Hackworth ne pouvaient être percés sans intervention divine.
Bientôt, les rues s’élargirent, et le chuintement des pneus sur le pavé se mêla au ressac des vagues sur les grèves en pente de Pudong. De l’autre côté de la baie, les lumières blanches de la clave de la Nouvelle-Atlantis dominaient la mosaïque multicolore des Territoires concédés. Elles lui paraissaient si lointaines que, sur un coup de tête, il alla louer un vélocipède à un vieil homme qui avait installé son stand à l’abri de l’une des culées de la Chaussée. Puis il l’emprunta et, revigoré par la fraîcheur des embruns fouettant ses mains et son visage, il décida de pédaler un peu. Quand il eut atteint l’arche, il laissa les batteries internes du vélo le hisser au sommet de la rampe. Parvenu en haut, il les coupa et dévala la pente en roue libre, grisé par la vitesse.
Son haut-de-forme s’envola. C’était un bon chapeau, muni d’un ruban intelligent censé rejeter dans l’oubli du passé ce genre de mésaventure, mais étant ingénieur, Hackworth n’avait jamais pris au sérieux les promesses du fabricant. Il roulait trop vite pour faire demi-tour sans risque et serra donc les freins.
Quand il eut réussi à rebrousser chemin, il fut incapable de voir son couvre-chef. Il aperçut en revanche un autre cycliste qui venait à sa rencontre. Un jeune homme, entièrement revêtu d’une lisse combinaison en Nanobar. Sauf la tête, qui s’ornait fièrement du haut-de-forme d’Hackworth.
Hackworth était prêt à ignorer cet enfantillage : c’était sans doute le seul moyen pour le garçon de parvenir au bas de la pente sans risquer de perdre son galurin, la prudence dictant de maintenir à deux mains le guidon.
Mais le garçon ne faisait pas mine de ralentir et, au moment où il le croisa en trombe, il se releva même et lâcha le guidon pour saisir à deux mains le bord du couvre-chef. Hackworth crut d’abord qu’il s’apprêtait à le lui relancer au passage, mais, au lieu de cela, le drôle se l’enfonça sur la tête et lui sourit avec insolence en passant comme une flèche.
« Eh ! dites donc ! voulez-vous vous arrêter ! vous avez mon chapeau ! » s’écria-t-il, mais le gamin ne s’arrêta pas. Dressé sur sa machine, incrédule, Hackworth vit l’autre qui déjà disparaissait au loin. Alors il remit en route le moteur auxiliaire et se mit en chasse.
Sa première impulsion fut d’avertir la police. Mais comme ils se trouvaient sur la Chaussée, cela voulait dire encore une fois la police de Shanghai. En tout état de cause, ils n’auraient pu réagir avec une célérité suffisante pour intercepter ce garçon, qui parviendrait bientôt au bout de la Chaussée, d’où il pourrait bifurquer vers l’une ou l’autre Concession.
Hackworth faillit le rattraper. Sans moteur auxiliaire, le jeu n’aurait pas été égal, car Hackworth s’entraînait chaque jour à son club, alors que le gamin trahissait l’embonpoint et le teint cireux propres aux thètes. Mais il avait une avance considérable. Quand ils arrivèrent au niveau de la première rampe d’accès aux Territoires concédés, Hackworth ne se trouvait qu’à guère plus d’une quinzaine de mètres, si près qu’il ne put s’empêcher de dévaler la rampe à sa suite. Un panneau indicateur en surplomb indiquait : ENCHANTEMENT.