Il plaqua les mains contre son visage. Elle lui balança son pied dans l’entrejambe, de toutes ses forces, en prenant tout son temps pour viser avec précision. Alors qu’il se pliait en deux, elle le saisit par les cheveux, lui expédia son genou dans le nez et le poussa en arrière. Il tomba sur le cul et resta planté là, momentanément trop surpris pour brailler.
Hackworth déjeune en bonne compagnie ; dissertation sur l’hypocrisie ; la situation d’Hackworth engendre de nouvelles complications
Hackworth arriva le premier au pub. Il prit une pinte de brune au comptoir – une bière mise en fut dans la communauté voisine de Dovetail[4] – et, en attendant, alla flâner quelques minutes dans la salle. Il avait passé la matinée derrière son bureau sans réussir à tenir en place et il appréciait de pouvoir enfin se dégourdir les jambes. L’endroit était aménagé comme un établissement du Londres ancien aux alentours de la Seconde Guerre mondiale ; on avait même reproduit les dégâts d’un bombardement dans un angle de la structure et collé des croisillons de papier sur chaque vitre – qui ne pouvaient que lui évoquer encore le Dr X. Des photos dédicacées de pilotes américains et britanniques étaient punaisées un peu partout sur les murs, au milieu d’autres documents évoquant les beaux jours de la coopération anglo-américaine :
ENVOYEZ
une arme
POUR DÉFENDRE
UN FOYER BRITANNIQUE
Confrontés à la menace d’invasion, les civils britanniques ont un
VOUS POUVEZ LES AIDER !
Comité américain de Défense des Foyers britanniques
Partout dans la salle, on voyait des hauts-de-forme accrochés par paquets aux portemanteaux et aux crochets muraux, telles d’énormes grappes de raisins noirs. L’endroit semblait fréquenté par quantité d’ingénieurs et d’artifex, accoudés devant une bière au comptoir, installés aux petites tables derrière un friand ou un pâté en croûte, devisant et rigolant. L’endroit ou la clientèle n’était pas plus sympathique qu’ailleurs, mais Hackworth savait que tous les petits bouts de savoir nanotechnologique rassemblés dans le crâne de ces cols bleus contribuaient en définitive à maintenir la richesse et la sécurité de la Nouvelle-Atlantis. Il devait se demander pourquoi il n’avait pu se contenter de rester l’un d’eux. John Percival Hackworth savait projeter ses pensées dans la matière et il savait s’y prendre mieux que quiconque ici. Mais il avait éprouvé le besoin d’aller plus loin – il avait désiré transcender la matière pour atteindre l’âme de quelqu’un.
Aujourd’hui, qu’il le veuille ou non, il s’apprêtait à atteindre des centaines de milliers d’âmes.
Les clients attablés l’observaient avec curiosité, puis ils lui adressaient un salut poli et détournaient les yeux dès qu’il croisait leur regard. À son arrivée, Hackworth avait noté une Rolls-Royce énorme garée devant l’établissement. Quelqu’un d’important était ici, à coup sûr dans une arrière-salle. Hackworth le savait, comme tous les autres clients, et tous étaient dans un grand état d’excitation, en se demandant ce qui se tramait.
Le commandant Napier arriva, monté sur une chevaline réglementaire de la cavalerie, et entra à midi pile, ôtant sa casquette d’officier et échangeant un salut hilare avec le patron. Hackworth le reconnut parce qu’il était un héros, et Napier reconnut Hackworth pour des raisons que, par provocation, on s’abstiendra de préciser.
Hackworth transféra sa pinte sur la gauche pour échanger une vigoureuse poignée de main avec le commandant venu au comptoir. Puis ils se dirigèrent vers le fond de la salle, échangeant de bon cœur quelques plaisanteries pesantes et guère mémorables. Napier s’avança prestement pour lui ouvrir une petite porte dans le mur du fond. Trois marches menaient vers une petite arrière-salle en contrebas, dotée de fenêtres à meneaux sur trois côtés, et meublée d’une simple table à dessus de cuivre, installée au milieu. Un homme était assis derrière cette table et, tout en descendant les marches, Hackworth reconnut Lord Alexander Chung-Sik Finkle-McGraw qui se leva, lui rendit son salut et l’accueillit d’une poignée de main chaleureuse, manifestant de tels égards pour mettre à l’aise son hôte que, par certains côtés, il parvint au résultat opposé.
Nouveau badinage, un peu plus retenu. Un garçon entra ; Hackworth commanda un sandwich à la viande – le plat du jour – et Napier se contenta de hocher la tête pour indiquer son complet accord, ce qu’Hackworth prit comme un geste amical. Finkle-McGraw s’abstint.
Hackworth n’avait plus vraiment faim. Il était clair que le Commandement royal interarmes avait, du moins en partie, deviné de quoi il retournait et que Finkle-McGraw était également au courant. Ils avaient décidé de le contacter en privé au lieu de lui tomber sur le râble et de l’expulser du phyle. Cela aurait dû l’emplir d’un soulagement sans borne, mais non. Tout avait paru si simple après les poursuites judiciaires dans le Céleste Empire. À présent, il suspectait que la situation allait devenir infiniment plus compliquée.
« Monsieur Hackworth, dit Finkle-McGraw quand se furent taries les politesses, cette fois sur un autre ton, un ton très à présent venons-en au fait, voudriez-vous me faire part de votre opinion sur l’hypocrisie.
— Je vous demande pardon, l’hypocrisie, Votre Grâce ?
— Oui. Vous m’avez entendu.
— C’est un vice, je suppose.
— Un petit, ou un gros ? Réfléchissez bien – la réponse est d’importance.
— Je suppose que cela dépend des circonstances.
— On n’est jamais trop prudent dans ses réponses, n’est-ce pas M. Hackworth ? » nota le Lord actionnaire sur un ton de reproche. Le commandant Napier rit, mais d’un rire un rien forcé, sans trop savoir que penser de cette remarque.
« De récents événements personnels m’ont permis de voir sous un jour nouveau les vertus de la prudence », dit Hackworth. Les deux autres étouffèrent un rire entendu.
« Vous savez, quand j’étais jeune, on considérait l’hypocrisie comme le pire de tous les vices, reprit Finkle-McGraw. Tout cela pour une question de relativisme moral. Voyez-vous, dans ce genre de climat, on ne vous permet pas de critiquer les autres – après tout, s’il n’existe ni mal ni bien absolus, sur quoi fonder ses critiques ? »
Finkle-McGraw marqua un temps, conscient d’avoir accaparé l’attention de son auditoire, et il en profita pour sortir de ses poches une pipe en calebasse et toutes sortes d’ingrédients et d’accessoires associés. Puis, avant de poursuivre, il entreprit de bourrer la calebasse d’un mélange de tabac couleur brun cuir, si aromatique qu’Hackworth se mit à saliver. Il en aurait volontiers mastiqué une cuillerée.
« Tout cela engendre bien sûr une frustration certaine, car les gens sont naturellement sévères pour les autres et n’aiment rien tant que critiquer les imperfections de leur voisin. C’est ainsi qu’ils se sont emparés de l’hypocrisie pour l’élever du statut d’omniprésente peccadille à celui de monarque de tous les vices. Car voyez-vous, même s’il n’y a ni bien ni mal, on peut toujours trouver matière à critiquer son voisin en confrontant ses convictions avec ses actes concrets. Dans ce cas, on ne porte pas le moindre jugement sur la justesse de ses vues ou la moralité de son comportement – on se contente de souligner qu’il a dit une chose et en a fait une autre. Quasiment tout le discours politique du temps de ma jeunesse était consacré à extirper l’hypocrisie.