L’oeil torve, Krisantem contemplait la manoeuvre, trop malade pour avoir peur. D’ailleurs il préférait nettement un naufrage à son supplice…
L’attente se prolongea durant deux ou trois interminables minutes. Puis la distance commença à se creuser entre le chalutier et le Ragona. Ce dernier ralentissait. Soit pour stopper, soit pour tenter une feinte, en passant à droite ou à gauche.
— Ralentissez aussi, ordonna Malko au Danois, il faut garder cet intervalle.
Le « teuf-teuf » du diesel s’assourdit. Le chalutier peinait dans les vagues. Mais la distance le séparant du Ragona ne diminua pas avec le minéralier. Celui-ci courait sur son erre, moteurs stoppés.
Comme reliés par un fil invisible, les deux navires ralentissaient au même rythme. Il leur fallut près d’un mille pour stopper complètement. Malko remboucha son mégaphone.
— Otto Wiegand !
L’homme au chandail rouge apparut immédiatement, cria quelque chose d’inaudible, gesticula.
Au même instant, plusieurs marins commencèrent à dérouler le long de la coque du Ragona un filet de cordes à très grosses mailles comme on en utilise pour vider les cales. Le Danois manoeuvrait le chalutier à petits coups de moteurs, s’approchant le plus possible du monstre immobilisé. À chaque grosse vague, Malko se disait qu’ils allaient s’écraser contre la coque d’acier.
Otto Wiegand enjamba le bastingage et commença à descendre le long du filet. Lorsqu’il fut parvenu à la dernière maille, il se retourna et Malko aperçut son visage. Les yeux durs comme des saphirs très pâles ressortaient dans les traits fatigués, il était presque chauve, mais une énergie fantastique émanait de lui. Rien qu’à voir la façon dont il était accroché à ses cordages…
Deux mètres environ le séparaient du pont du chalutier.
— Sautez, cria Malko dans le mégaphone.
Il était temps. Le minéralier avait déjà remis ses machines en marche.
Le Danois donna un petit coup de moteur et l’avant du chalutier se rapprocha à moins d’un mètre du Ragona. L’homme se balançait au-dessus d’eux.
— Sautez, répéta Malko.
Otto Wiegand se laissa tomber, roula sur le pont et échoua contre un treuil, sur le dos. Il resta à peine une seconde étourdi. Relevé, il s’ébroua comme un chat, encore tendu, la mâchoire mauvaise. Il portait plus de cinquante ans mais ses larges épaules inspiraient le respect…
Malko vint vers lui, souriant largement, et ils s’installèrent tant bien que mal sur un tas de cordages.
— J’ai des raisons d’avoir fait stopper votre bateau en pleine mer, commença-t-il.
Otto Wiegand le regarda avec méfiance.
— Qui êtes-vous ?
— Le prince Malko Linge. Disons que nous avons des amis communs. Puisque vous êtes Rinaldo. C’est un nom qui vous a été donné il y a bien longtemps, en 1945 je crois ?
Otto Wiegand ne répondit pas mais se détendit imperceptiblement. Maintenant le chalutier s’éloignait à toute vitesse du Ragona. L’Allemand regarda le gros minéralier avec une ironie infinie puis murmura en allemand :
— Je suis content d’avoir quitté ce rafiot.
— Ils vous ont sauvé la vie, remarqua Malko, également en allemand.
Wiegand montra plusieurs dents en or dans un sourire sans joie…
— Ach ! ils ne pouvaient pas faire autrement ! Ce salaud de capitaine voulait me livrer aux Russes !
Tout à coup son visage se ferma et il grogna :
— Après tout, comment puis-je savoir qui vous êtes réellement ?
Malko sourit.
— Je vous emmènerai cet après-midi au consulat des USA. à Copenhague. Vous vous entretiendrez avec le consul lui-même, qui a d’ailleurs prévu une charmante guide pour votre séjour danois. Jusqu’à ce que vous preniez l’avion pour New York.
— Je ne veux pas aller à New York maintenant, coupa brutalement Wiegand. Et personne ne m’y forcera.
— Il n’est pas question de vous y forcer, assura Malko. Je pensais seulement que vous n’aviez pas l’intention de vous établir au Danemark. Et les États-Unis me semblent une retraite assez sûre dans votre cas…
Les lèvres minces de Otto Wiegand se tordirent en un rictus cruel.
— Elle n’a pas été si sûre que cela pour Haynamen…[13] Mais je dois aller à Stockholm d’abord, nous verrons ensuite.
Malko haussa les épaules.
— Vous ferez ce que vous voulez. J’ai seulement l’ordre, en ce qui me concerne, de vous remettre une certaine somme d’argent et de veiller à ce que vous disposiez d’un visa d’entrée aux USA. Ensuite, vous faites ce que vous voulez…
— Comme l’ours capturé fait ce qu’il veut au zoo. À condition de ne pas en sortir…
Malko éprouvait une antipathie grandissante à l’égard de ce personnage.
— Reposez-vous, dit-il. Excusez-moi un instant, il faut que je parle au capitaine.
Krisantem, appuyé à la cabine, dévorait des yeux la terre qui grandissait. Le Danois, à la barre, ne tourna même pas la tête quand Malko lui adressa la parole.
— Combien voulez-vous pour continuer au sud, directement sur Copenhague ?
Il répéta sa question et l’autre daigna tourner la tête.
— Foutez-moi la paix. J’en ai marre de vos histoires. On rentre à Skagen.
Résigné, Malko extirpa une nouvelle fois l’enveloppe aux dollars et tendit cinq billets. Le tarif habituel.
Dignement le Danois repoussa la main tendue. C’était grave. Malko ajouta cinq autres billets. S’il arrivait à Copenhague, il évitait tous les problèmes.
Mais cette fois le Danois lâcha sa barre et se tourna vers lui, presque menaçant.
— Foutez-moi la paix. J’ai pas envie de me retrouver en prison. Cet homme-là doit passer la douane et voir la police. Je ne tiens pas à ce qu’on m’enlève mon permis de pêche. Et c’est pas votre pognon qui me le rendra.
Malko tenta de parlementer. Mais sa position n’était pas facile. Officiellement il n’était rien. Bien sûr, il aurait pu, grâce à l’aide de Krisantem, détourner le chalutier sur Copenhague. Mais il risquait de se retrouver dans une prison danoise pour un ou deux ans. Même dans une prison modèle, c’est long.
Ferme comme Neptune, le Danois maintenait le cap sur Skagen. Malko décida d’en prendre son parti.
D’ailleurs, s’il continuait à plonger dans le pécule du traître, Otto Wiegand n’aurait bientôt pas de quoi se payer un cercueil décent.
Il revint s’asseoir à côté de l’Allemand, sur le tas de cordages. Le chalutier venait de dépasser le cap de Skagen et la mer était un peu moins mauvaise. Krisantem eut un ultime hoquet et se redressa un peu.
— Je vous ai retenu une chambre, fit Malko. Dès que vous aurez passé les formalités de douane vous pourrez vous reposer un peu avant de prendre l’avion pour Copenhague, à Aalborg. Les Scandinavian Airlines ont un vol à 17 h 45, un DC-9.
Otto Wiegand eut un grognement approbateur et répliqua :
— Je dois aller à Stockholm. Très vite.
— Pourquoi Stockholm ?
Otto Wiegand hésita une seconde avant de répondre.
— Ma femme, Stéphanie. Elle m’attend là. C’était trop dangereux de partir ensemble.
Malko hocha la tête avec une sympathie un peu forcée. Ce devait être une horrible matrone.
— Je vois. Mais nous pouvons lui téléphoner, je demanderai à l’ambassade de faciliter son voyage et de veiller sur elle.
L’Allemand ne paraissait pas avoir confiance dans les ambassades.