Mais plus la nuit s’avançait, plus il se sentait devenir fou. À cause de Malko, il avait tenu bon quand Stéphanie flirtait sous ses yeux. Il avait vu pire deux jours plus tôt. Mais, dans sa tête, il vivait chaque seconde de l’infidélité de sa femme. Il s’imaginait être l’homme qui la pénétrait, il l’entendait gémir, crier.
Lorsqu’elle était revenue, riant trop haut, dansant seule devant le feu, il avait dû serrer la bouteille à la briser pour ne pas se jeter sur elle.
Il avait bu encore de l’aquavit à même la bouteille et attendu. Il se sentait remarquablement lucide en dépit de l’alcool ingurgité. Tant que le jour ne serait pas levé, son supplice durerait. Il n’avait rien à attendre de Stéphanie.
Toute la soirée, il l’avait guettée, se dissimulant tant bien que mal, comme un maniaque épie sa victime. La nuit était claire et la lune s’était levée. D’ailleurs sa flamboyante chevelure blonde se voyait de loin.
Par moments, il ne ressentait rien, la regardant comme si elle était une étrangère, cuirassé par sa volonté. Puis, subitement, il y avait une fissure et la souffrance s’infiltrait en lui comme du plomb brûlant, lui causant un mal physique. Il avait envie de se jeter à ses pieds, d’aller mendier un baiser, une heure de repos, de détente. Mais là-bas, Stéphanie dansait, son corps, qu’il connaissait par coeur, collé au corps d’un inconnu.
Lorsqu’elle se laissa emmener une seconde fois, Otto Wiegand se prit les tempes à deux mains, ferma les yeux. Quand il les rouvrit, Stéphanie et son cavalier avaient disparu. Cela valait mieux. C’est le moment que choisit une fille blonde et grassouillette pour se pendre à son cou. Elle était passablement ivre et, avec ses yeux très bleus et son visage dur, Otto n’était pas dépourvu de charme.
Brutalement, l’Allemand la repoussa avec une injure.
— Schweinerei ![18]
La fille n’insista pas et partit chercher un autre partenaire. Otto voulait être seul avec sa torture. Qui pouvait le comprendre ?
Il revint près de son arbre, s’assit et termina la bouteille d’aquavit. Puis il s’assoupit et se réveilla en sursaut. Il regarda sa montre. Deux heures s’étaient écoulées. Il chercha Stéphanie des yeux. Au bout de cinq minutes, il la trouva au milieu d’un groupe de Danois, échevelée, provocante, la croupe tendue sous la jupe de cuir, semblant le narguer.
Pour ne pas être vu, il plongea dans les broussailles, dérangeant un couple en plein coït. Il rampa un peu plus loin et s’affala par terre.
Stéphanie eut encore deux amants avant qu’Otto sentît qu’il n’en pouvait plus. Il avait l’impression qu’on lui taraudait le cerveau. Chaque fois que Stéphanie revenait au bras de son nouvel amant, il s’enfonçait un peu plus dans la folie. Cette fois, sa femme dansait avec un homme qui aurait pu être son père, horriblement velu. Il sentit son estomac se recroqueviller. Ça n’était pas possible, elle ne pouvait pas aller avec celui-ci.
Quand il les vit s’éloigner vers la plage, il se leva et les suivit. Ce qu’il s’était interdit depuis le début de la soirée. Il avait tenu quatre heures…
Il arriva près d’eux pour entendre le rire de Stéphanie. Il vit son expression ravie, soumise. Une expression qu’il ne lui avait jamais connue.
Quelque chose craqua dans la tête d’Otto. Comme si on le plongeait brusquement dans un bain d’eau glacée. Une douleur lancinante dans la nuque, il fonça vers les deux silhouettes. Il dut crier, car il vit l’homme se tourner vers lui, surpris, avant que ses mains ne se nouent autour de sa gorge.
Le Danois velu plaça à la poitrine d’Otto un coup de pied à défoncer un mur. L’Allemand vola à travers la plage comme un cerf-volant.
Un rictus dément l’enlaidissant, Stéphanie hurla :
— Vas-y ! Vas-y !
Déjà le Danois revenait sur Otto. Il le releva par les cheveux lui rabattit deux fois la figure sur son genou, à toute volée, le rejeta, le reprit, le laissant à genoux.
Le droit, le gauche ; il cognait avec des « han » de bûcheron, avec toute la haine de son plaisir raté. La tête de l’Allemand dodelinait à droite et à gauche, un peu plus massacré à chaque passage. Il ne rendait même plus les coups. On avait l’impression qu’il allait sortir de là plat comme une hostie.
Maintenant, l’autre lui frottait sur le sable ce qu’il lui restait de figure. Le cartilage d’une oreille craqua et un jet de sang inonda le poignet de son bourreau…
D’un sursaut de chenille, Otto se retourna soudain ; surpris, l’autre reprit son souffle, se préparant pour l’hallali. Il voulait l’écrabouiller.
Il n’entendit pas Chris Jones s’approcher. Le gorille avait vingt bons centimètres de plus que lui. Il lui tapa légèrement sur l’épaule et le Danois se retourna. L’énorme poing de l’Américain s’engloutit dans les poils noirs de l’estomac de son adversaire. Celui-ci sembla se casser en deux.
Fulgurant, Chris le souleva du sol avec un crochet à la pointe du menton où il mit toute sa force. Pour faire bon poids, il termina par une manchette sur la nuque à se briser les phalanges. L’autre tomba en deux fois. D’abord sur les genoux, puis à plat ventre de tout de son long. Chris s’agenouilla près de l’Allemand. Il avait la figure comme un océan gris et rouge, avec les bulles de la respiration qui venaient crever à la surface. Cinq minutes de plus et il était mort…
Stéphanie s’était enfuie en courant, son chemisier à la main. Malko se penchait pour aider le gorille à relever Otto Wiegand lorsqu’il entendit un cliquetis métallique. Il sursauta. C’était le chien d’un pistolet qu’on ramenait en arrière. Yona !
— Chris, cria-t-il. Elle est là ! Attention !
En dehors de ses rares accès de lubricité, le gorille connaissait son métier. Il plongea sur l’Allemand et s’étendit sur lui, lui faisant un rempart de son corps. S’il y avait une balle, elle serait d’abord pour lui…
— Yona, appela Malko, Yona, ne faites pas l’idiote !
Pas de réponse. Il plongea dans les broussailles, se griffant le visage, dans la direction où il avait perçu le bruit.
Personne.
Soudain, une forme en train de s’éloigner se détacha sur le fond plus clair de la plage. Malko se mit à courir et la silhouette l’imita.
L’un poursuivant l’autre, ils parcoururent près de cent mètres sur la plage. Maintenant, Malko était certain qu’il s’agissait de l’Israélienne. Soudain, celle-ci trébucha et tomba ; le temps de se relever, Malko l’avait rejointe.
Elle brandit l’arme volée à Chris.
— Laissez-moi ou je vous tue.
Essoufflée, elle pouvait à peine parler. Dans la pénombre Malko vit le chien levé et le canon braqué sur lui. Déjà Yona se relevait. Il ne pouvait pas la laisser s’enfuir avec le colt Cobra.
Avec une prière muette, il plongea dans ses jambes. Il y eut une explosion assourdissante, et il tomba, entraînant Yona dans sa chute. Complètement sourd, il lutta quelques secondes pour la possession de l’arme, lui demanda moralement pardon de lui tordre le doigt et jeta le 38 au loin.
Yona ne se débattait plus. Comme si le coup de feu l’avait dégrisée, elle pleurait, à petits sanglots.
— Pardon, murmura-t-elle, je ne voulais pas vous tuer…
L’enfer est pavé de bonnes intentions. À un centimètre près, la balle écrabouillait le cerveau de Malko… Mais il n’avait ni le temps ni le courage de discuter.
— Yona, fit-il. Je vous comprends, mais je ne peux pas vous laisser faire, vous savez pourquoi. Maintenant, allez vous coucher et promettez-moi de ne plus essayer de tuer Otto Wiegand.
Elle se releva, ouvrit la bouche et la referma sans rien dire. Puis, lentement, elle s’éloigna de Malko, marchant comme une automate.