Qui pouvait imaginer deux barbouzes se battant à l’épée dans le salon particulier d’un des meilleurs restaurants de Copenhague ?
Boris battit en prime la lame de Malko qui la maintenait ferme, lança des feintes au torse, puis entra mollement dans la garde adverse, poussant sans conviction. Tout ce qu’il voulait, c’était gagner du temps.
Il se rendit compte que ce serait difficile : Malko avait le poignet trop dur pour lui. Aussi se ménageait-il, calculant des feintes compliquées et des moulinets.
Pourtant, il avança à petits pas de côté, puis rompit de deux pas francs pour reprendre sa position adossée à la porte qu’il défendait.
Ce ne fut pas une inspiration heureuse.
Malko poussa devant lui et de toutes ses forces une pointe qui arriva à deux centimètres de l’oeil droit du Russe. Celui-ci jura, cogna du dos à la porte et essuya une goutte de sueur sur son front.
Plus le temps passait, plus le duel s’animait. Malko comptait mentalement les minutes. Boris retrouvait tout son entraînement. Les lames avaient pris entre leurs mains une vivacité qui leur semblait propre.
Derrière Malko, Lise, blanche comme une morte, assistait au combat, se mordant les lèvres pour ne pas crier.
Maintenant, les lames semblaient chercher elles-mêmes un chemin dans la routine des feintes et des esquives. Le premier coup de taille à la tête de Malko fut grandiose. La lame de Boris décrivit deux zigzags foudroyants, tournoya un instant et s’abattit.
Malko sauta de côté et l’acier entama le dessus de l’une des tables. Les deux hommes soufflèrent en même temps. Ce fut le seul bruit.
Malko se surprit à penser qu’en ce moment il éprouvait presque de la camaraderie pour le Russe. Leur duel était un combat simple et net, franc. Mais il fallait quand même gagner… Ils reprirent le combat avec animation. Une précision merveilleuse dirigeait maintenant leurs armes. Le lourd assaut des sabres se rapprochait de la finesse des épées, s’améliorait à chaque échange, évoquait un ballet.
On n’entendait que le cliquetis des lames, le tintement des coquilles et le fracas sourd des pas.
Lise suivait maintenant le jeu des passes avec un mélange de langueur et de crainte.
Les échanges se poursuivaient à une cadence de plus en plus rapide. Les ripostes s’enchevêtraient avec les parades et les feintes étaient chaque fois plus subtiles et méchantes. Boris et Malko combattaient pour tuer.
Une expression tendue, astucieuse et concentrée avait remplacé la détente du début. Souvent, Boris cognait la porte de son dos et Malko avait plusieurs fois trébuché dans des tables.
Les fers se croisèrent, les deux hommes se heurtèrent garde contre garde et restèrent plusieurs secondes face à face. Ils poussaient leurs sabres de toutes leurs forces, soufflants et rouges, les veines gonflées. Des élancements déchiraient la poitrine de Malko, souvenir de Hong-Kong, et ce dernier se demandait combien de temps il pourrait tenir.
Boris lança un coup de pointe qui rasa la poitrine de Malko. Sentant que la parade arriverait trop tard, ce dernier esquiva d’un bond, puis reprit la lame de Boris dans une voltige de tierce à prime qui leur fatigua la main à tous les deux. Boris rompit d’un pas et relança une pointe vers l’épaule de Malko. La veste se déchira et la peau céda sous la pression de l’acier qui pénétra de près d’un centimètre. Des gouttes de sang jaillirent et un filet commença à couler le long du bras jusqu’à la garde.
Les yeux dorés de Malko étaient striés de rouge. Il fallait qu’il écarte Boris coûte que coûte. Il ne sentit même pas la douleur de sa blessure.
Boris avait l’impression de respirer du feu. Il fallait qu’il en finisse, qu’il cloue son adversaire une bonne fois pour toutes. Et tant pis pour les conséquences. Il doubla son coup qui, cette fois, effleura la clavicule de Malko et fit jaillir une nouvelle fois le sang.
Malko se sentit pâlir.
Mais il battit si rudement en prime, par deux fois, que le sabre de Boris dévia et passa à un centimètre de la jambe de Lise. La jeune fille poussa un cri et recula précipitamment. Elle suivait le combat maintenant avec une expression proche du désir, la bouche entrouverte et le souffle court.
Boris faisait du forcing. Il rompit encore d’un pas, se ramassa puis se détendit comme une flèche au ras du plancher. Posant la main gauche à terre, il passa sous la lame de son adversaire et lui décocha au flanc une botte qui une troisième fois fit couler le sang de Malko…
Encore celui-ci n’avait-il échappé à une affreuse éventration – ce que recherchait Boris – que par une de ces esquives peu académiques qui laissent un souvenir empoisonné dans la mémoire d’un escrimeur.
Il s’était déplacé trop brusquement pour placer une riposte. Il rompit de trois pas, se couvrit de plusieurs moulinets.
Boris, déçu, recula avec une prudente garde haute et attendit, avec l’impression d’avoir laissé passer sa chance. Ce sont des coups que l’on tente une fois dans un assaut, pas deux. Malko était ivre de rage de s’être laissé surprendre. La lame haute, il attaqua.
Un moulinet tournoya autour de la tête de Boris, si rapide qu’il siffla comme une balle. Boris chercha à suivre, mais la défensive ne lui réussissait pas. Il ne se sentait plus maître de ses moyens. L’effort de la botte l’avait épuisé.
Sans qu’il comprît très bien, de la roue d’acier se détacha un éclair, un formidable coup de manchette qu’il para avec la coquille de son sabre.
Suivirent trois coups de pointe furieux qui frôlèrent à chaque fois le centre de son torse : Malko était déchaîné. Ses yeux dorés avaient complètement viré au vert. Brutalement le Russe eut peur, la dernière chose au monde pour un escrimeur. Chaque fois, il avait paré, mais de justesse.
De rudes battements à prime et une série à tierce donnèrent à Boris le sentiment que quelque chose se préparait. Une ouverture d’un quart de seconde dans la garde de Malko lui offrit une chance dont il ne sut pas profiter. De nouveau, il sentit en face de lui la volonté de tuer.
Lise haletait.
— Malko, oh ! Malko, répétait-elle à mi-voix avec extase.
Il l’aurait touchée, elle se serait mise à hurler, jamais de sa vie elle n’avait été aussi excitée.
Un coup de tête frôla l’oreille droite de Boris qui esquiva et lança à tout hasard sa lame en pointe vers Malko. Celui-ci la négligea à l’aller, mais au retour, d’un battement sec et pourtant très appuyé, releva le sabre de Boris. Puis il rompit d’un demi-pas et se fendit.
La lame de Boris lui fut littéralement arrachée et vola à travers la pièce, pulvérisant la vaisselle restée sur la table. Lise poussa un cri de belette en amour et se laissa aller sur une chaise.
Les mains nues, Boris apparut tout pâle avec deux traînées de sueur grise qui descendaient des tempes le long de ses joues, prolongeant bizarrement sa chevelure blanche.
— Laissez-moi passer, fit Malko, encore essoufflé.
Le Russe ne bougea pas, haletant encore. Une grosse veine battait sur sa tempe. Maintenant la pièce était étrangement silencieuse. Malko avança un peu la lame haute et toucha légèrement la gorge du Russe d’un bout de son sabre.
— Écartez-vous, répéta-t-il. Sinon, je vais être obligé de vous tuer.
Une seconde, les yeux bleus du Russe croisèrent le regard des yeux dorés de Malko. Ce qu’il y lut ne l’encouragea pas à résister. Avec un très léger haussement d’épaules, il avança d’un pas et s’effaça, laissa la porte libre. Ses joues s’étaient creusées d’un coup, comme celles d’un vieillard.
Malko fit signe à Lise de sortir la première. La jeune femme frôla le Russe et ouvrit la porte. Tenant toujours son sabre, Malko vint ensuite, sans quitter son adversaire des yeux. Ce fut seulement lorsqu’il sentit sous ses pieds les premières marches de l’escalier qu’il jeta l’arme et referma la porte sur lui à la volée.