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C’est cette image que mon père a détestée. Lui qui avait rompu avec Maurice et son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour laquelle un homme ne valait que par sa carte de visite, lui qui avait parcouru les fleuves sauvages de Guyane, qui avait pansé, recousu, soigné les chercheurs de diamants et les Indiens sous-alimentés ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d’ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviteurs pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée.

En parlait-il ? D’où me vient cette instinctive répulsion que j’ai ressentie depuis l’enfance pour le système de la Colonie ? Sans doute ai-je capté un mot, une réflexion, à propos des ridicules des administrateurs, tel le district officer d’Abakaliki que mon père m’emmenait voir parfois et qui vivait au milieu de sa meute de pékinois nourris au filet de bœuf et aux petits gâteaux, abreuvés uniquement à l’eau minérale. Ou bien les récits de grands Blancs qui voyageaient en convoi, à la chasse aux lions et aux éléphants, armés de fusils à lunette et de balles explosives, et qui, lorsqu’ils croisaient mon père dans ces contrées perdues, le prenaient pour un organisateur de safaris et l’interrogeaient sur la présence d’animaux sauvages, à quoi mon père répondait : « Depuis vingt ans que je suis ici, je n’en ai jamais vu un, à moins que vous ne parliez de serpents et de vautours. » Ou encore le district officer en poste à Obudu, à la frontière du Cameroun, qui s’amusait à me faire toucher les crânes des gorilles qu’il avait tués et me montrait les collines derrière chez lui en prétendant qu’on entendait le soir la pétarade des grands singes qui le provoquaient en se frappant la poitrine. Et surtout, l’image obsédante que j’ai gardée, sur la route qui conduisait à la piscine d’Abakaliki, la cohorte des prisonniers noirs enchaînés, marchant au pas cadencé, encadrés par les policiers armés de fusils.

Peut-être est-ce le regard de ma mère sur ce continent à la fois si neuf et si malmené par le monde moderne ? Je ne me souviens pas de ce qu’elle nous disait, à mon frère et à moi, quand elle nous parlait du pays où elle avait vécu avec mon père, où nous devions le rejoindre un jour. Je sais seulement que, lorsque ma mère a décidé de se marier avec mon père, et d’aller vivre au Cameroun, ses amies parisiennes lui ont dit : « Quoi, chez les sauvages ? » et qu’elle, après tout ce que mon père lui avait raconté, n’a pu que répondre : « Ils ne sont pas plus sauvages que les gens à Paris ! »

Après Lagos, Owerri, Abo non loin du fleuve Niger. Déjà mon père est loin de la zone « civilisée ». Il est devant les paysages de l’Afrique équatoriale tels que les décrit André Gide dans son Voyage au Congo (à peu près contemporain de l’arrivée de mon père au Nigeria) : l’étendue du fleuve, vaste comme un bras de mer, sur lequel naviguent pirogues et bateaux à aubes, et les affluents, la rivière d’Ahoada avec ses « sampans » aux toits de palmes, poussés par des perches, et plus près de la côte, la rivière Calabar, et l’échancrure du village d’Obukun, taillée à coups de machette dans l’épaisseur de la forêt. Ce sont les premières images que mon père reçoit du pays où il va passer la plus grande partie de sa vie active, du pays qui va devenir, par force et par nécessité, son vrai pays.

J’imagine son exaltation à l’arrivée à Victoria, après vingt jours de voyage. Dans la collection de clichés pris par mon père en Afrique, il y a une photo qui m’émeut particulièrement, parce que c’est celle qu’il a choisi d’agrandir pour en faire un tableau. Elle traduit son impression d’alors, d’être au commencement, au seuil de l’Afrique, dans un endroit presque vierge. Elle montre l’embouchure de la rivière, à l’endroit où l’eau douce se mêle à la mer. La baie de Victoria dessine une courbe terminée par une pointe de terre où les palmiers sont inclinés dans le vent du large. La mer déferle sur les roches noires et vient mourir sur la plage. Les embruns apportés par le vent recouvrent les arbres de la forêt, se mêlent à la vapeur des marécages et de la rivière. Il y a du mystère et de la sauvagerie, malgré la plage, malgré les palmes. Au premier plan, tout près du rivage, on voit la case blanche dans laquelle mon père a logé en arrivant. Ce n’est pas par hasard que mon père, pour désigner ces maisons de passage africaines, utilise le mot très mauricien de « campement ». Si ce paysage le requiert, s’il fait battre mon cœur aussi, c’est qu’il pourrait être à Maurice, à la baie du Tamarin, par exemple, ou bien au cap Malheureux, où mon père allait parfois en excursion dans son enfance. Peut-être a-t-il cru, au moment où il arrivait, qu’il allait retrouver quelque chose de l’innocence perdue, le souvenir de cette île que les circonstances avaient arrachée à son cœur ? Comment n’y aurait-il pas pensé ? C’était bien la même terre rouge, le même ciel, le même vent constant de la mer, et partout, sur les routes, dans les villages, les mêmes visages, les mêmes rires d’enfants, la même insouciance nonchalante. Une terre originelle, en quelque sorte, où le temps aurait fait marche arrière, aurait détricoté la trame d’erreurs et de trahisons.

Victoria (aujourd’hui Lembé).

Pour cela, je sens son impatience, son grand désir de pénétrer à l’intérieur du pays, pour commencer son métier de médecin. De Victoria, les pistes le conduisent à travers le mont Cameroun vers les hauts plateaux où il doit prendre son poste, à Bamenda. C’est là qu’il va travailler pendant les premières années, dans un hôpital à moitié en ruine, un dispensaire de bonnes sœurs irlandaises, murs de boue séchée et toit de palmes. C’est là qu’il va passer les années les plus heureuses de sa vie.

Sa maison, c’est Forestry House, une vraie maison en bois à étage, recouverte d’un toit de feuilles que mon père va s’employer à reconstruire avec le plus grand soin. En contrebas, dans la vallée, non loin des prisons, se trouve la ville haoussa avec ses remparts de pisé et ses hautes portes, telle qu’elle était au temps de la gloire de l’Adamawa. Un peu à l’écart, l’autre ville africaine, le marché, le palais du roi de Bamenda, et la maison de passage du district officer et des officiers de Sa Majesté (ils ne sont venus qu’une seule fois, pour décorer le roi). Une photo prise par mon père, sans doute un peu satirique, montre ces messieurs du gouvernement britannique, raides dans leurs shorts et leurs chemises empesées, coiffés du casque, mollets moulés dans leurs bas de laine, en train de regarder le défilé des guerriers du roi, en pagne et la tête décorée de fourrure et de plumes, brandissant des sagaies.