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Cela pouvait ressembler au bonheur. C’est à cette époque que ma mère est tombée enceinte deux fois. Les Africains ont coutume de dire que les humains ne naissent pas du jour où ils sortent du ventre de leur mère, mais du lieu et de l’instant où ils sont conçus. Moi, je ne sais rien de ma naissance (ce qui est, je suppose, le cas de tout un chacun). Mais si j’entre en moi-même, si je retourne mes yeux vers l’intérieur, c’est cette force que je perçois, ce bouillonnement d’énergie, la soupe de molécules prêtes à s’assembler pour former un corps. Et, avant même l’instant de la conception, tout ce qui l’a précédée, qui est dans la mémoire de l’Afrique. Non pas une mémoire diffuse, idéale : l’image des hauts plateaux, des villages, les visages des vieillards, les yeux agrandis des enfants rongés par la dysenterie, le contact avec tous ces corps, l’odeur de la peau humaine, le murmure des plaintes. Malgré tout cela, à cause de tout cela, ces images sont celles du bonheur, de la plénitude qui m’a fait naître.

Cette mémoire est liée aux lieux, au dessin des montagnes, au ciel de l’altitude, à la légèreté de l’air au matin. À l’amour qu’ils avaient pour leur maison, cette hutte de boue séchée et de feuilles, la cour où chaque jour les femmes et les enfants s’installaient, assis à même la terre, pour attendre l’heure de la consultation, un diagnostic, un vaccin. À l’amitié qui les rapprochait des habitants.

Je me souviens comme si je l’avais connu de l’assistant de mon père à Banso, le vieux Ahidjo, qui était devenu son conseiller et son ami. Il s’occupait de tout, de l’intendance, de l’itinéraire à travers les pays lointains, des relations avec les chefs, des salaires des porteurs, de l’état des cases de passage. Il l’avait accompagné au début dans les voyages, mais son grand âge et son état de santé ne le lui permettaient plus. Il n’était pas payé pour le travail qu’il faisait. Sans doute y gagnait-il du prestige, du crédit : il était l’homme de confiance du toubib. C’est grâce à lui que mon père a pu trouver ses repères dans le pays, être accepté de tous (y compris des sorciers dont il était le concurrent direct), exercer son métier. Durant la vingtaine d’années qu’il a passée dans l’Ouest africain, mon père n’aura gardé que deux amis : Ahidjo et le « docteur » Jeffries, un district officer de Bamenda qui se passionnait pour l’archéologie et l’anthropologie. Un peu avant le départ de mon père, Jeffries termina effectivement son doctorat et fut engagé par l’université de Johannesburg. Il envoyait des nouvelles de temps à autre, sous la forme d’articles et de brochures consacrés à ses découvertes, et aussi, une fois l’an, pour Boxing day, un colis de pâtes de goyave d’Afrique du Sud.

Ahidjo, lui, a écrit régulièrement à mon père en France pendant des années. En 1960, au moment de l’indépendance, Ahidjo a interrogé mon père sur la question du rattachement des royaumes de l’Ouest au Nigeria. Mon père lui a répondu que, compte tenu de l’histoire, il lui semblait préférable qu’ils fussent intégrés au Cameroun francophone, qui présentait l’avantage d’être un pays pacifique. L’avenir lui a donné raison.

Puis les lettres ont cessé d’arriver, et mon père a appris par les bonnes sœurs de Bamenda que son vieil ami était mort. De la même façon, une année le colis de pâtes de goyave d’Afrique du Sud n’est pas parvenu pour le jour de l’an, et nous avons su que le docteur Jeffries avait disparu. Ainsi se sont interrompus les derniers liens que mon père avait gardés avec son pays d’adoption. Il ne restait plus que la maigre pension que le gouvernement nigerian s’était engagé à verser à ses vieux serviteurs, au moment de l’indépendance. Mais la pension a cessé d’arriver quelque temps plus tard, comme si tout ce passé avait disparu.

C’est donc la guerre qui a cassé le rêve africain de mon père. En 1938, ma mère quitte le Nigeria pour aller accoucher en France, auprès de ses parents. Le bref congé que prend mon père pour la naissance de son premier enfant lui permet de rejoindre ma mère en Bretagne, où il reste jusqu’à la fin de l’été 1939. Il prend le bateau de retour vers l’Afrique juste avant la déclaration de la guerre. Il rejoint son nouveau poste à Ogoja, dans la province de la Cross River. Quand la guerre éclate, il sait qu’elle va mettre à nouveau l’Europe à feu et à sang, comme en 1914. Peut-être espère-t-il, comme beaucoup de gens en Europe, que l’avancée de l’armée allemande sera contenue sur la frontière, et que la Bretagne, étant la partie la plus à l’ouest, sera épargnée.

Quand arrivent les nouvelles de l’invasion de la France, en juin 1940, il est trop tard pour agir. En Bretagne, ma mère voit les troupes allemandes défiler sous ses fenêtres, à Pont-l’Abbé, alors que la radio annonce que l’ennemi est arrêté sur la Marne. Les ordres de la kommandantur sont sans appel : tous ceux qui ne sont pas résidents permanents en Bretagne doivent vider les lieux. Alors qu’elle est à peine remise de son accouchement, ma mère doit partir, d’abord vers Paris, puis en zone libre. Plus aucune nouvelle ne circule. Au Nigeria, mon père ne sait que ce que transmet la BBC. Pour lui, isolé dans la brousse, l’Afrique est devenue un piège. À des milliers de kilomètres, quelque part sur les routes encombrées par les fuyards, ma mère roule dans la vieille De Dion de ma grand-mère, emmenant avec elle son père et sa mère, et ses deux enfants âgés d’un an et de trois mois. C’est sans doute à ce moment-là que mon père tente cette chose folle, traverser le désert pour s’embarquer en Algérie à destination du sud de la France afin de sauver sa femme et ses enfants et les ramener avec lui en Afrique. Ma mère aurait-elle accepté de le suivre ? Il lui aurait fallu abandonner ses parents en pleine tourmente, alors qu’ils n’étaient plus en état de résister. Affronter les dangers sur la route du retour, risquer d’être capturés par les Allemands ou les Italiens, déportés.

Mon père n’avait sans doute aucun plan. Il s’est lancé dans l’aventure sans réfléchir. Il part pour Kano, au nord du Nigeria, et là il achète son passage à bord d’une caravane de camions qui traverse le Sahara. Au désert, il n’y a pas de guerre. Les marchands continuent de transporter le sel, la laine, le bois, les matières premières. Les routes maritimes sont devenues dangereuses, et c’est le Sahara qui permet la circulation des denrées. Pour un officier de santé de l’armée anglaise, voyageant seul, le projet est audacieux, insensé. Mon père remonte vers le nord, bivouaque dans le Hoggar, près de Tamanghasset (à l’époque, Fort-Laperrine). Il n’a pas eu le temps de se préparer, d’emporter des médicaments, des provisions. Il partage l’ordinaire des Touareg qui accompagnent la caravane, il boit comme eux l’eau des oasis, une eau alcaline qui purge ceux qui n’y sont pas habitués. Tout le long de la route, il prend des photos du désert, à Zinder, à In Guezzam, dans les montagnes du Hoggar. Il photographie les inscriptions en tamacheq sur les pierres, les campements des nomades, des filles au visage peint en noir, des enfants. Il passe plusieurs jours au fort d’In Guezzam, à la frontière des possessions françaises au Sahara. Quelques bâtisses en pisé sur lesquelles flotte le drapeau français, et sur le bas-côté de la chaussée, un camion arrêté, peut-être celui dans lequel il voyage. Il parvient jusqu’à l’autre rive du désert, à Arak. Peut-être qu’il atteint le fort Mac-Mahon, à El-Goléa. En temps de guerre, tout étranger est un espion. Finalement, il est arrêté, refoulé. La mort dans l’âme, il doit revenir en arrière, refaire la route jusqu’à Kano, jusqu’à Ogoja.