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Il me raconte, avec la voix encore voilée par l’émotion, ce jeune Ibo qu’on lui apporte à l’hôpital d’Ogoja, pieds et poings liés, la bouche bâillonnée par une sorte de muselière de bois. Il a été mordu par un chien, et maintenant la rage s’est déclarée. Il est lucide, il sait qu’il va mourir. Par instants, dans la cellule où on l’a isolé, il est saisi par une crise, son corps s’arc-boute sur le lit malgré les sangles, ses membres sont possédés d’une telle force que le cuir semble prêt à se rompre. En même temps, il grogne et hurle de douleur, sa bouche écume. Puis il retombe dans une sorte de léthargie, assommé par la morphine. Quelques heures plus tard, c’est mon père qui plonge dans sa veine l’aiguille qui lui injecte le poison. Avant de mourir, le garçon regarde mon père, il perd connaissance et sa poitrine s’affaisse dans un dernier soupir. Quel homme est-on quand on a vécu cela ?

L’oubli

Tel était l’homme que j’ai rencontré en 1948, à la fin de sa vie africaine. Je ne l’ai pas reconnu, pas compris. Il était trop différent de tous ceux que je connaissais, un étranger, et même plus que cela, presque un ennemi. Il n’avait rien de commun avec les hommes que je voyais en France dans le cercle de ma grand-mère, ces « oncles », ces amis de mon grand-père, messieurs d’un autre âge, distingués, décorés, patriotes, revanchards, bavards, porteurs de cadeaux, ayant une famille, des relations, abonnés au Journal des voyages, lecteurs de Léon Daudet et de Barrès. Toujours impeccablement vêtus de leurs complets gris, de leurs gilets, portant cols durs et cravates, coiffant leurs chapeaux de feutre et maniant leurs cannes à bout ferré. Après dîner, ils s’installaient dans les fauteuils de cuir de la salle à manger, souvenirs de temps prospères, ils fumaient et ils parlaient, et moi je m’endormais le nez dans mon assiette vide en écoutant le ronron de leurs voix.

L’homme qui m’est apparu au pied de la coupée, sur le quai de Port Harcourt, était d’un autre monde : vêtu d’un pantalon trop large et trop court, sans forme, d’une chemise blanche, ses souliers de cuir noir empoussiérés par les pistes. Il était dur, taciturne. Quand il parlait en français, c’était avec l’accent chantant de Maurice, ou bien il parlait en pidgin, ce dialecte mystérieux qui sonnait comme des clochettes. Il était inflexible, autoritaire, en même temps doux et généreux avec les Africains qui travaillaient pour lui à l’hôpital et dans sa maison de fonction. Il était plein de manies et de rituels que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir eu l’autorisation, ils ne devaient pas courir, ni jouer ni paresser au lit. Ils ne pouvaient pas manger en dehors des repas, et jamais de sucreries. Ils devaient manger sans poser les mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamais mâcher la bouche ouverte. Son obsession de l’hygiène le conduisait à des gestes surprenants, comme de se laver les mains à l’alcool et les flamber avec une allumette. Il vérifiait à chaque instant le charbon du filtre à eau, ne buvait que du thé, ou même de l’eau bouillante (que les Chinois appellent du thé blanc), fabriquait lui-même ses bougies avec de la cire et des cordons trempés dans la paraffine, lavait lui-même la vaisselle avec des extraits de saponaire. Hormis son poste de radio, rattaché à une antenne suspendue au travers du jardin, il n’avait aucun contact avec le reste du monde, ne lisait ni livres ni journaux. Sa seule lecture était un petit ouvrage relié de noir que j’ai trouvé longtemps après, et que je ne peux ouvrir sans émotion : l’Imitation de Jésus-Christ. C’était un livre de militaire, comme j’imagine que les soldats d’autrefois pouvaient lire les Pensées de Marc Aurèle sur le champ de bataille. Bien entendu, il ne nous en parlait jamais.

Dès le premier contact, mon frère et moi nous sommes mesurés à lui en versant du poivre dans sa théière. Cela ne l’a pas fait rire, il nous a chassés autour de la maison et nous a sévèrement battus. Peut-être qu’un autre homme, je veux dire un de ces « oncles » qui fréquentaient l’appartement de ma grand-mère, se serait contenté d’en rire. Nous avons appris d’un coup qu’un père pouvait être redoutable, qu’il pouvait sévir, aller couper des cannes dans le bois et s’en servir pour nous frapper les jambes. Qu’il pouvait instituer une justice virile, qui excluait tout dialogue et toute excuse. Qu’il fondait cette justice sur l’exemple, refusait les tractations, les délations, tout le jeu des larmes et des promesses que nous avions accoutumé de jouer avec ma grand-mère. Qu’il ne tolérait pas la moindre manifestation d’irrespect et n’accepterait aucune velléité de crise de rage : l’affaire pour moi était entendue, la maison d’Ogoja était de plain-pied, et il n’y avait aucun meuble à jeter par aucune fenêtre.

C’était le même homme qui exigeait que la prière fût dite chaque soir à l’heure du coucher, et que le dimanche fût consacré à la lecture du livre de messe. La religion que nous découvrions grâce à lui ne permettait pas d’accommodements. C’était une règle de vie, un code de conduite. Je suppose que c’est en arrivant à Ogoja que nous avons appris que le Père Noël n’existait pas, que les cérémonies et les fêtes religieuses étaient réduites à des prières, et qu’il n’y avait aucun besoin d’offrir des cadeaux qui, dans le contexte où nous étions, ne pouvaient qu’être superflus.

Sans doute les choses se seraient-elles passées autrement s’il n’y avait pas eu la cassure de la guerre, si mon père, au lieu d’être confronté à des enfants qui lui étaient devenus étrangers, avait appris à vivre dans la même maison qu’un bébé, s’il avait suivi ce lent parcours qui mène de la petite enfance à l’âge de raison. Ce pays d’Afrique où il avait connu le bonheur de partager l’aventure de sa vie avec une femme, à Banso, à Bamenda, ce même pays lui avait volé sa vie de famille et l’amour des siens.

Il m’est possible aujourd’hui de regretter d’avoir manqué ce rendez-vous. J’essaie d’imaginer ce que cela pouvait être, pour un enfant de huit ans, ayant grandi dans l’enfermement de la guerre, d’aller à l’autre bout du monde rencontrer un inconnu qu’on lui présente comme son père. Et que ce soit là, à Ogoja, dans une nature où tout est à l’excès, le soleil, les orages, la pluie, la végétation, les insectes, un pays à la fois de liberté et de contrainte. Où les hommes et les femmes étaient totalement différents, non pas à cause de la couleur de leur peau et de leurs cheveux, mais par leur manière de parler, de marcher, de rire, de manger. Où la maladie et la vieillesse étaient visibles, où la joie et les jeux de l’enfance étaient encore plus évidents. Où le temps de l’enfance s’arrête très tôt, presque sans transition, où les garçons travaillent avec leur père, les petites filles se marient et portent leurs enfants à treize ans.