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Il aurait fallu grandir en écoutant un père raconter sa vie, chanter des chansons, accompagner ses garçons à la chasse aux lézards ou à la pêche aux écrevisses dans la rivière Aiya, il aurait fallu mettre sa main dans la sienne pour qu’il montre les papillons rares, les fleurs vénéneuses, les secrets de la nature qu’il devait bien connaître, l’écouter parler de son enfance à Maurice, marcher à côté de lui quand il allait rendre visite à ses amis, à ses collègues d’hôpital, le regarder réparer la voiture ou changer un volet brisé, l’aider à planter les arbustes et les fleurs qu’il aimait, les bougainvillées, les strelitzias, les oiseaux-de-paradis, tout ce qui devait lui rappeler le merveilleux jardin de sa maison natale à Moka. Mais à quoi bon rêver ? Rien de tout cela n’était possible.

Danse à Babungo, pays nkom.

Au lieu de cela, nous menions contre lui une guerre sournoise, usante, inspirée par la peur des punitions et des coups. La période où il est rentré d’Afrique a été la plus dure. Aux difficultés d’adaptation s’ajoutait l’hostilité qu’il devait ressentir dans son propre foyer. Ses colères étaient disproportionnées, excessives, épuisantes. Pour un rien, un bol cassé, un mot de travers, un regard, il frappait, à coups de canne, à coups de poing. Je me souviens d’avoir ressenti quelque chose qui ressemblait à de la haine. Tout ce que je pouvais faire, c’était casser ses bâtons, mais il allait en couper d’autres dans les collines. Il y avait un archaïsme dans cette façon, cela ne ressemblait pas à ce que connaissaient mes camarades. J’ai dû en ressortir endurci, selon le proverbe arabe : celui qui est battu est faible d’abord, ensuite il devient fort.

Aujourd’hui, avec le recul du temps, je comprends que mon père nous transmettait la part la plus difficile de l’éducation — celle que ne donne jamais aucune école. L’Afrique ne l’avait pas transformé. Elle avait révélé en lui la rigueur. Plus tard, lorsque mon père est venu vivre sa retraite dans le sud de la France, il a apporté avec lui cet héritage africain. L’autorité et la discipline, jusqu’à la brutalité.

Mais aussi l’exactitude et le respect, comme une règle des sociétés anciennes du Cameroun et du Nigeria, où les enfants ne doivent pas pleurer, ne doivent pas se plaindre. Le goût d’une religion sans fioritures, sans superstitions, qu’il avait trouvée, j’imagine, dans l’exemple de l’islam. C’est ainsi que je comprends maintenant ce qui me semblait absurde alors, son obsession de l’hygiène, cette façon qu’il avait de se laver les mains. Le dégoût qu’il manifestait pour la viande de porc, dont il extrayait, pour nous convaincre, les œufs de ténia enkystés de la pointe de son couteau. Sa manière de manger, de faire cuire son riz selon la méthode africaine, en rajoutant au fur et à mesure de l’eau chaude. Son goût pour les légumes bouillis, qu’il relevait par une sauce au piment. Sa préférence pour les fruits secs, les dattes, les figues et même les bananes qu’il mettait à cuire au soleil sur le bord de sa fenêtre. Le soin qu’il apportait chaque matin à faire son marché de très bonne heure, en compagnie des travailleurs maghrébins, qu’il rencontrait également au commissariat de police, chaque fois qu’il faisait renouveler sa carte de séjour.

Tout cela peut sembler anecdotique. Mais ces manières africaines qui étaient devenues sa seconde nature apportaient sans doute une leçon à laquelle l’enfant, puis l’adolescent ne pouvait pas être insensible.

Vingt-deux ans d’Afrique lui avaient inspiré une haine profonde du colonialisme sous toutes ses formes. En 1954, nous fîmes un voyage touristique au Maroc (où un des « oncles » était administrateur d’une propriété agricole). Bien plus que des images habituelles du folklore, je me souviens d’un incident qui m’a marqué. Nous avions pris un autocar régulier pour aller de Casablanca à Marrakech. À un moment, le chauffeur (un Français) se mit en colère, insulta et rejeta au bord de la route un vieux paysan qui n’avait sans doute pas de quoi payer son parcours. Mon père était indigné. Son commentaire s’étendait à toute l’occupation française dans ce pays, qui empêchait les autochtones d’exercer le moindre travail, fût-ce celui de chauffeur de car, et qui maltraitait les pauvres. À la même époque, il suivait à la radio, jour après jour, les combats des Kikuyus au Kenya en vue de l’indépendance et la lutte des Zoulous contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud.

Ce n’étaient pas des idées abstraites ni des choix politiques. C’était la voix de l’Afrique qui parlait en lui, qui réveillait ses sentiments anciens. Sans doute avait-il pensé au futur, quand il voyageait avec ma mère, à cheval sur les sentiers du Cameroun. C’était avant la guerre, avant la solitude et l’amertume, quand tout était possible, quand le pays était jeune et neuf, que tout pouvait apparaître. Loin de la société corrompue et profiteuse de la côte, il avait rêvé de la renaissance de l’Afrique, libérée de son carcan colonial et de la fatalité des pandémies. Une sorte d’état de grâce, à l’image des immensités herbeuses où avançaient les troupeaux conduits par les bergers, ou des villages aux alentours de Banso, dans la perfection immémoriale de leurs murs de pisé et de leurs toits de feuilles.

L’avènement de l’indépendance, au Cameroun et au Nigeria, puis de proche en proche à travers tout le continent, avait dû le passionner. Chaque insurrection devait être pour lui source d’espoir. Et la guerre qui venait d’éclater en Algérie, guerre pour laquelle ses propres enfants risquaient d’être mobilisés, ne pouvait être pour lui que le comble de l’horreur. Il n’avait jamais pardonné à de Gaulle son double jeu.

Il est mort l’année où le sida a fait son apparition. Déjà, il avait perçu l’oubli tactique dans lequel les grandes puissances coloniales laissent le continent qu’elles ont exploité. Les tyrans mis en place avec l’aide de la France et de l’Angleterre, Bokassa, Idi Amin Dada, à qui les gouvernements occidentaux ont fourni armes et subsides pendant des années, avant de les désavouer. Les portes ouvertes à l’émigration, ces cohortes de jeunes hommes quittant le Ghana, le Bénin ou le Nigeria dans les années soixante, pour servir de main-d’œuvre et peupler les ghettos de banlieue, puis ces mêmes portes qui se sont refermées lorsque la crise économique a rendu les nations industrielles frileuses et xénophobes. Et surtout l’abandon de l’Afrique à ses vieux démons, paludisme, dysenterie, famine. À présent la nouvelle peste du sida, qui menace de mort le tiers de la population générale de l’Afrique, et toujours les nations occidentales, détentrices des remèdes, qui feignent de ne rien voir, de ne rien savoir.

Le Cameroun avait échappé, semblait-il, à ces malédictions. Le haut pays de l’Ouest, en se séparant du Nigeria, avait fait un choix raisonnable, qui le mettait à l’abri de la corruption et des guerres tribales. Mais la modernité qui arrivait n’apportait pas les bienfaits escomptés. Ce qui disparaissait aux yeux de mon père, c’était le charme des villages, la vie lente, insouciante, au rythme des travaux agricoles. La remplaçaient l’appât du gain, la vénalité, une certaine violence. Même loin de Banso, mon père ne pouvait pas l’ignorer. Il devait ressentir le passage du temps comme un flot qui se retire, abandonnant les laisses du souvenir.