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C’est la Guyane qui a préparé mon père à l’Afrique. Après tout ce temps passé sur les fleuves, il ne pouvait pas revenir en Europe — encore moins à Maurice, ce petit pays où il se sentait à l’étroit au milieu de gens égoïstes et vaniteux. Un poste venait d’être créé en Afrique de l’Ouest, dans la bande de terre reprise à l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, et qui comprenait l’est du Nigeria et l’ouest du Cameroun, sous mandat britannique. Mon père s’est porté volontaire. Début 1928, il est dans un bateau qui longe la côte de l’Afrique à destination de Victoria, sur la baie du Biafra.

C’est ce même voyage que j’ai fait, vingt ans plus tard, avec ma mère et mon frère, pour retrouver mon père au Nigeria après la guerre. Mais lui n’est pas un enfant qui se laisse porter par le courant des événements. Il a alors trente-deux ans, c’est un homme endurci par deux années d’expérience médicale en Amérique tropicale, il connaît la maladie et la mort, il les a côtoyées chaque jour, dans l’urgence, sans protection. Son frère Eugène, qui a été médecin avant lui en Afrique, le lui a certainement dit : il ne va pas dans un pays facile. Le Nigeria est sans doute « pacifié », occupé par l’armée britannique. Mais c’est une région où la guerre est permanente, guerre des hommes entre eux, guerre de la pauvreté, guerre des mauvais traitements et de la corruption hérités de la colonisation, guerre microbienne surtout. Au Calabar, au Cameroun, l’ennemi n’est plus Aro Chuku et son oracle, ni les armées des Foulanis et leurs longues carabines venues d’Arabie. Les ennemis s’appellent kwashiorkor, bacille virgule, ténia, bilharzia, variole, dysenterie amibienne. Face à ces ennemis, la trousse de médecin de mon père doit lui paraître bien légère. Scalpel, pinces à clampser, trépan, stéthoscope, garrots, et quelques outils de base, dont la seringue de laiton avec laquelle il m’a injecté plus tard des vaccins. Les antibiotiques, la cortisone n’existent pas. Les sulfamides sont rares, les poudres et les onguents ressemblent à des potions de sorcier. Les vaccins sont en quantité très limitée, pour combattre les épidémies. Le territoire à parcourir pour livrer cette bataille aux maladies est immense. À côté de ce qui attend mon père en Afrique, les expéditions pour remonter les fleuves de Guyane ont pu lui sembler des promenades. Dans l’Ouest africain, il va rester vingt-deux ans, jusqu’à la limite de ses forces. Ici, il connaîtra tout, depuis l’enthousiasme du commencement, la découverte des grands fleuves, le Niger, le Bénoué, jusqu’aux hautes terres du Cameroun. Il partagera l’amour et l’aventure avec sa femme, à cheval sur les sentiers de montagne. Puis la solitude et l’angoisse de la guerre, jusqu’à l’usure, jusqu’à l’amertume des derniers instants, ce sentiment d’avoir dépassé la mesure d’une vie.

Tout cela, je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, en partant comme lui, pour voyager dans un autre monde. Je l’ai lu, non pas sur les rares objets, masques, statuettes, et les quelques meubles qu’il avait rapportés du pays ibo et des Grass Fields du Cameroun. Ni même en regardant les photos qu’il a prises pendant les premières années, à son arrivée en Afrique. Je l’ai su en redécouvrant, en apprenant à mieux lire les objets de la vie quotidienne qui ne l’avaient jamais quitté, même pendant sa retraite en France : ces tasses, assiettes de métal émaillé bleu et blanc faites en Suède, ces couverts en aluminium avec lesquels il avait mangé pendant toutes ces années, ces gamelles emboîtées qui lui servaient en campagne, dans les cases de passage. Et tous les autres objets, marqués, cabossés par les cahots, portant la trace des pluies diluviennes et la décoloration particulière du soleil sous l’équateur, des objets dont il avait refusé de se défaire et qui, à ses yeux, valaient mieux que n’importe quel bibelot ou souvenir folklorique. Ses malles de bois cerclées de fer, dont il avait repeint plusieurs fois les gonds et les serrures, et sur lesquelles je lisais encore l’adresse du port de destination finale : General Hospital, Victoria, Cameroons. Outre ces bagages dignes d’un voyageur du temps de Kipling ou de Jules Verne, il y avait toute la série des boîtes à cirage et des pains de savon noir, les lampes à pétrole, les brûleurs d’alcool, et ces grandes boîtes à biscuits « Marie » en fer dans lesquelles il a gardé jusqu’à la fin de sa vie son thé et son sucre en poudre. Les outils aussi, ses instruments de chirurgien, qu’il utilisait en France pour faire la cuisine, découpant le poulet au scalpel et servant avec une pince à clampser. Les meubles enfin, non pas ces fameux tabourets et trônes monoxyles d’art nègre. Il leur préférait son vieux fauteuil pliant en toile et bambou qu’il avait transporté d’une case de passage à l’autre sur tous les chemins de montagne, et la petite table au plateau de rotin qui servait de support à son poste de radio, sur lequel, jusqu’à la fin de sa vie, il écoutait chaque soir, à sept heures, les informations de la BBC : Pom pom pom pom ! British Broadcasting Corporation, here is the news !

C’était comme s’il n’avait jamais quitté l’Afrique. À son retour en France, il avait gardé les habitudes de son métier, levé à six heures, habillé (toujours de son pantalon de toile kaki), ses chaussures cirées, son chapeau sur la tête, pour aller faire ses courses au marché — comme jadis il partait pour la tournée des lits à l’hôpital —, de retour chez lui à huit heures, pour préparer le repas — avec la minutie d’une intervention chirurgicale. Il avait conservé toutes les manies des anciens militaires. L’homme qui avait reçu l’entraînement des médecins en pays lointains — être ambidextre, capable de s’opérer soi-même en se servant d’un miroir ou de recoudre sa hernie. L’homme aux mains calleuses de chirurgien, qui pouvait scier un os ou placer une attelle, qui savait faire des nœuds et des épissures — cet homme n’utilisait plus son énergie et son savoir qu’à ces tâches minuscules et ingrates auxquelles se refusent la plupart des gens à la retraite : avec la même application, il faisait la vaisselle, réparait les tomettes cassées de son appartement, lavait son linge, reprisait ses chaussettes, construisait des bancs et des étagères avec du bois de caisse. L’Afrique avait mis en lui une marque qui se confondait avec les traces laissées par l’éducation spartiate de sa famille à Maurice. L’habit à l’occidentale qu’il endossait chaque matin pour aller au marché devait lui peser. Dès qu’il rentrait chez lui, il enfilait une large chemise bleue à la manière des tuniques des Haoussas du Cameroun, qu’il gardait jusqu’à l’heure de se coucher. C’est ainsi que je le vois à la fin de sa vie. Non plus l’aventurier ni le militaire inflexible. Mais un vieil homme dépaysé, exilé de sa vie et de sa passion, un survivant.

L’Afrique, pour mon père, a commencé en touchant la Gold Coast, à Accra. Image caractéristique de la Colonie : des voyageurs européens, vêtus de blanc et coiffés du casque Cawnpore, sont débarqués dans une nacelle et transportés jusqu’à terre à bord d’une pirogue montée par des Noirs. Cette Afrique-là n’est pas très dépaysante : c’est l’étroite bande qui suit le contour de la côte, depuis la pointe du Sénégal jusqu’au golfe de Guinée, que connaissent tous ceux qui viennent des métropoles pour faire des affaires et s’enrichir promptement. Une société qui, en moins d’un demi-siècle, s’est architecturée en castes, lieux réservés, interdits, privilèges, abus et profits. Banquiers, agents commerciaux, administrateurs civils ou militaires, juges, policiers et gendarmes. Autour d’eux, dans les grandes villes portuaires, Lomé, Cotonou, Lagos, comme à Georgetown en Guyane, s’est créée une zone propre, luxueuse, avec pelouses impeccables et terrains de golf, et des palais de stuc ou de bois précieux dans de vastes palmeraies, au bord d’un lac artificiel, telle la maison du directeur du service médical à Lagos. Un peu plus loin, le cercle des colonisés, avec l’échafaudage complexe qu’ont décrit Rudyard Kipling pour l’Inde et Rider Haggard pour l’Est africain. C’est la frange domestique, l’élastique tampon des intermédiaires, greffiers, grouillots, chaouchs, chocras (les mots ne manquent pas !), habillés à demi à l’européenne, portant chaussures et parapluies noirs. Enfin, à l’extérieur, c’est l’océan immense des Africains, qui ne connaissent des Occidentaux que leurs ordres et l’image presque irréelle d’une voiture carrossée de noir qui roule à toute vitesse dans un nuage de poussière et qui traverse en cornant leurs quartiers et leurs villages.