Выбрать главу

Les esprits plus modérés se plaignaient eux aussi des restrictions et de la perte de certaines libertés ; ils commençaient même à demander où était cette fameuse menace, qu’on se préparait à affronter depuis presque une année. Les réacteurs de la flotte ennemie en train de décélérer ne devraient-ils pas déjà briller dans le ciel ? Les gens en venaient parfois à se demander si tous les sacrifices qu’on leur imposait en valaient réellement la peine, si l’on n’en faisait pas un peu trop pour contrer une invasion qui tardait à débuter, et pas assez pour contrecarrer des attaques, certes sporadiques, mais néanmoins destructrices.

Les spécialistes se demandaient où étaient passées les forces des Déconnectés d’E-5. L’on se disputait violemment pour choisir la meilleure stratégie : Fallait-il partir à la rencontre de la ou des flottes des envahisseurs et tirer profit d’un éventuel effet de surprise – ce qui permettrait également de limiter les pertes dans la population civile – ou bien attendre et concentrer les forces là où on en avait le plus besoin ? Des drones éclaireurs avaient été envoyés à la rencontre des envahisseurs, mais, jusque-là, aucune information ne leur était parvenue. L’attente se prolongeait.

Un canon à rail magnétique géant était en cours de construction autour de G’iri, une géante gazeuse plus modeste que Nasqueron. Son rôle consisterait à parsemer l’espace de débris sur le chemin de la flotte. On pouvait le comparer à un énorme tromblon capable de projeter une pluie de machines de surveillance et un nuage de mines explosives ou cinétiques. Toutefois, le chantier avait pris des mois de retard à cause de problèmes budgétaires et techniques. Au moins, personne ne pourrait blâmer Kehar Industry, puisque la société de Saluus ne participait pas à ce projet. Elle était pourtant la mieux placée et la plus compétente, mais KI n’avait pas le monopole de l’industrie de l’armement, et il fallait faire travailler les entreprises concurrentes.

Le rapport provisoire sur la débâcle de Nasqueron avait plus ou moins mis sa société hors de cause, ne révélant que des dysfonctionnements mineurs, des soucis dus au caractère pour le moins inattendu de la situation. En d’autres mots, cette farce, ce fiasco était à mettre sur le compte de l’incompétence des militaires, comme Saluus le disait depuis le début. Grâce à cette réhabilitation, il était de plus en plus impliqué dans les décisions stratégiques prises par les représentants du système, et on l’invitait régulièrement aux réunions du Cabinet de guerre.

C’était logique. Saluus, qui était bien conscient de l’influence qu’il exerçait, trouvait cela parfaitement normal et justifié. Évidemment, cette évolution positive avait pour effet de le lier davantage à la hiérarchie politique d’Ulubis, d’associer son nom aux structures dirigeantes. Il avait donc tout intérêt à se battre pour préserver la Mercatoria. Si les méchants débarquaient demain et prenaient le contrôle du système, il aurait du mal à les persuader de son innocence, à leur faire gober qu’il n’était qu’un modeste entrepreneur, désormais au service de ses nouveaux maîtres.

Exercer un pouvoir, être proche des classes dirigeantes lui plaisait énormément. Si le pire se produisait, ses camarades du Cabinet de guerre auraient beaucoup plus à craindre que lui, qui, en tant que dirigeant de KI, pourrait être utile aux futurs dirigeants du système. Il jouerait son rôle à l’instinct. Et puis, il s’était ménagé une porte de sortie. Plus l’invasion des Déconnectés d’E-5 tarderait, moins il faudrait attendre la contre-attaque de la Mercatoria. Il pourrait alors profiter de cette fenêtre pour disparaître purement et simplement. (En théorie, les envahisseurs n’étaient pas supposés savoir que la flotte de la Mercatoria était en route, mais l’information avait certainement filtré, sans compter que leurs alliés Dissidents devaient les avoir mis au parfum.)

Si le plus simple consistait à se cacher, alors Saluus se cacherait. Il tâcherait également de prendre part à quelque guérilla – de loin, si possible –, histoire d’être du bon côté lorsque la Mercatoria reprendrait les rênes d’Ulubis. Lorsque la situation devenait confuse, il valait parfois mieux se mettre sur le bord de la route et attendre. Il faisait construire un vaisseau extrêmement rapide dans un chantier secret, un vaisseau qui ne serait jamais tout à fait prêt pour faire son vol d’essai officiel, mais grâce auquel il pourrait s’enfuir le moment voulu. C’était sa porte de sortie.

La femme que lui avait présentée Fassin Taak et qui, à l’époque, se faisait appeler Ko – en réalité, son véritable nom était Liss Alentiore – avait été d’une aide précieuse ces derniers temps. Il devait être amoureux. Amoureux au point que sa femme – en dépit de ses propres badinages – avait, pour la première fois, montré de sérieux signes de jalousie. (Liss lui avait suggéré une méthode pour se sortir de ce pétrin, méthode qu’il avait lui aussi fantasmée, et qu’ils pratiquaient depuis avec assiduité. Oui, le ménage à trois[1] pouvait être très stimulant.)

Mieux encore, Liss était devenue sa principale confidente et conseillère. Durant l’agitation de ces derniers mois, il s’était retrouvé pris à la gorge à de nombreuses reprises, ne sachant ni quoi faire, ni comment réagir. Il lui en avait parlé – dans l’ambiance semi-formelle de son bureau, dans une navette ou un vaisseau, au lit –, et, à chaque fois, elle avait trouvé les mots justes, la solution, même si, parfois, il lui avait fallu pour cela une ou deux nuits de réflexion. Elle était circonspecte comme un félin, d’une manière étrange, oblique. Elle savait comment fonctionnaient les gens, comment ils pensaient, comment ils réagissaient. À ce niveau-là, c’était presque de la télépathie.

Il avait inventé un nouveau poste pour Liss, qui était désormais sa secrétaire personnelle. Les deux personnes qui s’occupaient de ses emplois du temps professionnel et privé avaient tiqué, mais elles étaient suffisamment intelligentes pour accepter leur nouvelle collègue avec une bonne grâce apparente et ne rien tenter contre elle. Saluus supposait par ailleurs qu’ils l’avaient correctement jugée ; ils savaient que toute tentative de déstabilisation se retournerait immanquablement contre eux.

Son service de sécurité avait fait une enquête sur elle et découvert toutes sortes de détails croustillants, recouverts néanmoins d’un glacis quelque peu brumeux et suspect. Mais au bout du compte, elle n’avait rien fait d’extraordinaire et avait beaucoup moins de choses à se reprocher que lui au même âge. Dans sa folle jeunesse, elle avait fréquenté des types douteux. Lui aussi. Et après ? Il l’avait personnellement questionnée sur son passé, avait rapidement compris qu’elle en gardait des souvenirs douloureux, des blessures qu’il ne tenait pas particulièrement à réveiller. Sa fragilité flattait son ego, lui donnait le sentiment de l’avoir sauvée, d’être son preux chevalier.

Elle avait été journaliste pour une revue technique, danseuse, comédienne, hôtesse, masseuse. Grâce à lui, elle s’était sortie de ce milieu. Elle faisait plus jeune que son âge le soir où il l’avait vue pour la première fois avec Fassin – depuis, Saluus avait appris à apprécier les esprits matures posés sur de jeunes épaules –, mais elle était encore plus belle maintenant, grâce aux traitements qu’il lui avait offerts et qu’elle n’aurait jamais pu se payer autrement. Elle lui était reconnaissante. Elle ne le lui disait jamais, évidemment, mais il le voyait parfois dans ses yeux.

вернуться

1

En français dans le texte. (NdT.)