— Et vous deux, qu’en pensez-vous ?
— Hmm ? fit Y’sul occupé à coller une sorte de bandage sur les blessures de son disque gauche. Oh ! oui, pas de problème.
Fassin passa en revue les systèmes de son gazonef : un bras en état de marche, des senseurs visuels ne fonctionnant qu’à soixante pour cent de leurs capacités à cause de la furie énergétique déchaînée par Quercer & Janath pour tuer les trois premiers Voehns, plus une multitude de problèmes irrémédiables provoqués par la combinaison d’ondes et de fléchettes utilisée par les soldats.
Bien sûr, se dit-il, il n’était pas le gazonef. Il pouvait toujours en sortir pour redevenir un être humain ordinaire. C’était néanmoins une pensée étrangement dérangeante. Alors, il repensa aux grandes vagues qui déferlaient sur les rochers.
— Fassin Taak, vous souhaitez également retourner dans le système Ulubis ? demandèrent Quercer & Janath.
— Qui est au courant que vous êtes une IA ? demanda Fassin, en ignorant délibérément leur question. Ou deux IA ?
— Ou tout simplement fous ? suggéra Y’sul.
L’Habitant double roula d’avant en arrière, l’air de hausser les épaules.
— Pas tout le monde.
— Youpi, des GC ! s’exclama l’autre en jouant avec une manette de contrôle holographique en forme de champignon géant.
— Juste des munitions ou la totale ?
— La totale !
— Absolument splendide.
— Absolument.
— Je ne comprends pas, intervint Fassin. L’Habitant appelé Quercer & Janath a réellement existé et vous avez pris sa place, ou alors…
— Un instant, Voyant Taak, l’interrompit l’un des jumeaux. Tu as le vaisseau ? demanda-t-il d’une voix plus basse et légèrement différente.
— Oui, je l’ai, répondit l’autre moitié de l’Habitant. Je suis d’ailleurs en train de communiquer avec son cerveau informatique confus. Il est persuadé d’être mort, que le processus d’autodestruction est allé à son terme.
— C’est une illusion courante.
— En effet.
— Je te laisse le soin de négocier un voyage de retour avec ce fantôme d’ordinateur de bord.
— Merci, c’est trop gentil de ta part.
— Donc, Voyant Taak, pour répondre à votre question, je dirai simplement que je ne vous dirai rien.
Y’sul pouffa dans son coin.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’appellerais une réponse, rétorqua Fassin en fixant le dos de l’Habitant/IA.
— C’en est pourtant une. Peut-être n’est-elle pas à votre goût, mais c’est bel et bien ma réponse.
Fassin se tourna alors vers Y’sul, occupé à inspecter ses bandages grâce à un moniteur transformé pour l’occasion en miroir.
— Y’sul, pensez-vous que Quercer & Janath soient une IA ou même deux ?
— C’est vrai qu’ils ont toujours eu une odeur étrange. Toutefois, j’avais tendance à la mettre sur le compte d’une hygiène pour le moins excentrique, sinon douteuse. Et puis, il s’agit de jumeaux, alors… Franchement, reprit-il en examinant de façon ostensible la créature assise devant eux, il est plus probable qu’ils soient complètement fous. Qu’en pensez-vous ?
— Oui, mais…
— Hum-hum ! firent Quercer & Janath en lâchant leurs commandes, en se retournant et en apparaissant au-dessus du dossier de leur fauteuil.
Ils se penchèrent vers les deux passagers, flottèrent au-dessus des poings fermés de leurs fauteuils, leur double disque occupant tout leur champ de vision. Fassin sentit ses poils se dresser, sa gorge s’assécher et son cœur battre fortement dans sa poitrine. Ils vont nous tuer, nous massacrer !
— Permettez-nous de vous faire remarquer qu’un véritable Habitant ne serait pas capable de faire ceci.
La chose corpulente qui ressemblait à un Nasquéronien commença à se diviser lentement. Ses deux disques se détachèrent du moyeu central, ses bras, collerettes et centaines d’autres parties se déconnectèrent pour flotter à quelques centimètres les unes des autres à l’intérieur d’une sorte de champ de force bleu électrique, pour ressembler bientôt à un modèle en 3D de robot nasquéronien. Fassin le sonda avec des ultrasons pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un hologramme. Mais non, tout était vrai.
Y’sul émit un sifflement impressionné.
Aussi vite qu’une explosion visionnée en retour rapide, les éléments s’emboîtèrent, et Quercer & Janath purent reprendre leur place dans le fauteuil du commandant.
— D’accord, admit Fassin. Vous n’êtes pas un Habitant.
— Puisqu’on vous le dit.
Des hologrammes et des icônes défilaient à toute vitesse au-dessus de leur poste de travail, tandis que les IA examinaient les systèmes du vaisseau voehn.
— Maintenant, si vous le souhaitez, je répondrai à toutes vos questions. En revanche, je ne pourrai pas vous laisser garder des souvenirs et les divulguer à vos congénères. Alors, qu’en pensez-vous, humain ?
Fassin prit quelques secondes pour réfléchir.
— Et puis merde, j’accepte.
— Et moi, alors ? demanda Y’sul.
— Vous avez aussi le droit de poser des questions. Néanmoins, vous devez nous donner votre parole que vous ne direz rien de tout cela à quiconque n’est pas déjà au courant.
— Ça marche.
L’Habitant et l’humain enfermé dans son petit gazonef se regardèrent. Y’sul lui fit signe de commencer.
— Vous avez toujours été une double IA ? demanda l’homme.
— Non, nous étions deux IA bien distinctes jusqu’à la Guerre des Machines et au massacre des nôtres.
— Qui connaît votre véritable nature ?
— En dehors de vous, les autorités de la Guilde des capitaines voyageurs et de nombreux capitaines. Un ou deux Habitants qui nous connaissent bien, plus tous ceux qui nous le demandent et qui sont suffisamment âgés et influents pour savoir.
— Existe-t-il d’autres Habitants IA ?
— Oui. Quelque chose comme seize pour cent des capitaines voyageurs sont des IA, dont une majorité de jumeaux dissimulant deux IA à la fois. Je ne plaisantais pas quand je vous disais que cela nous épargnait de sombrer dans la folie. Nous sommes tombés bien bas, et le fait d’être en mesure de communiquer avec un de nos semblables nous permet de ne pas devenir suicidaires. Cela donne un semblant de sens à notre existence.
— Cela ne dérange pas les Habitants ?
— Pas le moins du monde.
Les hologrammes et les icônes continuaient de défiler devant le fauteuil du commandant, comme les IA tiraient les données qui les intéressaient des systèmes du vaisseau.
— Y’sul ? appela Fassin.
— Oui ?
— Cela ne vous dérange pas que des IA se fassent passer pour des Habitants ?
— Pourquoi cela me dérangerait-il ?
— Les IA ne vous font pas peur ?
— Eh bien, non. De quoi devrais-je avoir peur ? demanda Y’sul, dérouté et déroutant.
— La Guerre des Machines n’a presque pas affecté les Habitants, Fassin, expliqua l’une des IA. Les IA, en tant que concepts et réalité tangible, ne les effraient pas du tout. Il devrait d’ailleurs en être de même pour vous, toutefois, je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez.
— Avez-vous réellement tué tous ces Voehns ? demanda Fassin.
— J’en ai bien peur. À l’heure qu’il est, leurs restes sont en train de flotter à l’extérieur du compartiment central, à tribord. Vous voulez les voir ?
Le moniteur principal afficha brièvement une vision d’horreur, des cadavres de Voehn démembrés, déchiquetés, tournoyant dans le vide glacial.