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Ce qui l’inquiétait davantage, c’était de savoir si ce sacrifice serait suffisant. Ils avaient la mainmise sur le système Ulubis, n’avaient perdu qu’une poignée de navires durant l’invasion, s’étaient emparés de nombreux engins ennemis, aussi la balance était-elle excédentaire. Toutefois, les escadrons qui formaient la Grande Flotte étaient formidablement puissants. Leurs vaisseaux étaient moins nombreux mais plus performants. Ce serait un combat très équilibré, et seul un idiot pouvait faire ce type de pari consciemment. Ils étaient si proches ! Le choc avait été terrible.

Au début, Luseferous avait eu du mal à y croire. Il s’était mis en colère, crachant et jurant, demandant aux techniciens de vérifier une nouvelle fois leurs données. Il y avait forcément une erreur quelque part. La Grande Flotte ne pouvait pas être si près. On leur avait dit qu’il s’écoulerait au moins six mois, voire une année entière avant la contre-offensive. Au lieu de quoi l’ennemi était quasiment sur le point de leur fondre dessus. Ces Dissidents allaient le regretter ; tout était leur faute. Il s’occuperait de ces sales traîtres en temps voulu, mais, pour l’instant, il devait se soucier de cette contre-attaque.

Évidemment, s’ils trouvaient ce pour quoi ils étaient venus avant l’arrivée de la Grande Flotte, la donne serait complètement changée.

Plus que quelques semaines devant eux, quelques semaines pour trouver. Luseferous avait toutefois le désagréable pressentiment que cela ne suffirait pas.

* * *

Le vaisseau pensait être mort. Alors, Fassin lui parla.

Il avait espéré rallier le système Direaliete plus vite qu’à l’aller, car le navire des Voehns était plus rapide que le Velpin, mais il s’était fait de fausses idées. Le Protreptic était effectivement capable d’accélérer beaucoup plus brutalement que le vaisseau nasquéronien, sauf qu’Y’sul était grièvement blessé et qu’il n’aurait jamais survécu à ce stress. Ainsi, le voyage fut-il encore plus lent dans ce sens.

Plongé dans un coma artificiel, Y’sul était étendu sur un des fauteuils du pont, transformé par Quercer & Janath en lit de fortune. Ils accélérèrent progressivement jusqu’à cinq g tout en surveillant de près l’état du malade, puis continuèrent lentement jusqu’à dix g. Comme il paraissait tenir le choc, ils persistèrent et atteignirent quarante g. À ce moment-là, toutefois, il était déjà temps de décélérer, puisque le système cible était en vue.

Y’sul dormit, guérit petit à petit. Les IA passèrent presque tout leur temps à explorer – avec un plaisir non dissimulé – les systèmes hautement sophistiqués et les capacités militaires étendues du vaisseau.

Fassin n’avait rien d’autre à faire que de flotter en dehors du temps dans sa propre nacelle d’accélération, juste à côté d’Y’sul. Évidemment, on ne lui permettrait pas de rester durant l’approche finale du trou de ver. Quercer & Janath avaient trouvé une cabine tout près de là où il pourrait s’installer en attendant. Malgré quelques protestations, ils l’avaient autorisé à se connecter à l’ordinateur de bord du Protreptic, quoique assez loin du cœur du système et uniquement sous la surveillance d’un genre de sous-personnalité, d’avatar. L’exploration se déroulerait en temps ralenti – deux ou trois fois –, ce qui semblait convenir à tout le monde. Ainsi, se dit Fassin, le voyage passerait un peu plus vite.

L’environnement virtuel dans lequel il lui serait permis de rencontrer le navire représentait un grand temple en ruine, sis au bord d’une rivière au cours paresseux, à l’orée d’une vaste cité silencieuse, sous un soleil haut, émettant une lumière blanc-bleu intense.

Fassin était représenté sous ses traits humains, avec des habits décontractés ; le vaisseau était un vieillard squelettique vêtu d’un simple pagne, et le sous-programme de l’IA, une sorte de singe au poil roux, aux membres longs et mous, à la tête couverte d’un casque trop grand, au torse massif orné d’un plastron qui ne pendillait plus que par une bretelle, au bas-ventre caché par un kilt court constitué de bandelettes de cuir accrochées à ses hanches osseuses. Une épée courte et rouillée se balançait à sa ceinture.

Lors de sa première visite, le singe lui avait ouvert la porte, l’avait pris par la main et guidé jusqu’à des marches au pied desquelles était assis le vieil homme, le regard perdu dans l’eau brune et paresseuse de la rivière.

De l’autre côté du cours d’eau large et huileux s’étirait un désert de verre pilé immense et légèrement vallonné, accumulation improbable de tous les verres cassés dans l’univers depuis la nuit des temps.

— Bien sûr que je suis mort, expliqua le vaisseau.

La peau du vieillard était d’un vert très foncé, et sa voix se résumait à des soupirs et à des sifflements. Son visage, masque ancien et parcheminé orné d’une moustache blanche, était presque figé.

— Puisque le vaisseau s’est autodétruit, reprit-il.

— Si vous êtes mort, comment faites-vous pour me parler ? lui demanda Fassin.

— Être mort, répondit l’homme en haussant les épaules, signifie ne plus appartenir au monde des vivants, devenir une ombre, un esprit. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez plus parler. Au contraire, parler est quasiment la seule chose que vous puissiez encore faire.

Fassin décida alors d’essayer de persuader le vieillard que lui était toujours en vie.

— À votre avis, que suis-je ? demanda-t-il.

L’homme l’examina.

— Un humain. Mâle. Un homme.

Fassin opina du chef.

— Vous avez un nom ? demanda-t-il.

— Je n’en ai plus, répondit le vieillard en secouant la tête. Je me nommais Protreptic, mais le vaisseau n’est plus, et je suis mort, donc je n’ai plus de nom.

Fassin laissa poliment le temps au vieillard de lui demander comment il s’appelait, mais celui-ci se tut.

Le singe était assis à quelques mètres de là, un peu plus près du temple festonné de plantes grimpantes. Les mains écartées dans le dos, il se reposait, se grattait l’oreille avec l’orteil – il avait les pieds longs et délicats – et en inspectait consciencieusement le contenu.

— Quand vous étiez vivant, reprit Fassin, l’étiez-vous réellement ? Étiez-vous intelligent ?

Le vieillard se pencha légèrement en arrière et éclata d’un rire bref et sec.

— Grand Dieu ! non. J’étais juste un logiciel dans un ordinateur, des photons dans un substrat de nanomousse. Ce n’est pas être en vie dans le sens conventionnel du terme.

— Et si nous laissions de côté ce sens conventionnel…, insista Fassin.

L’homme haussa à nouveau les épaules.

— Cela ne servirait à rien. Seul le sens conventionnel compte.

— Parlez-moi de vous, racontez-moi votre vie.

— Je n’ai pas de vie, rétorqua l’autre, le visage parfaitement inexpressif. Je suis mort.

— Alors, parlez-moi de la vie que vous avez eue.

— J’étais le vaisseau-aiguille Protreptic, du troisième escadron de Voehns Purificateurs de la Cessoria. J’ai été construit aux cinq dixièmes de l’année de Haralaud, Axe Vertébral, Khubohl III, Bunser Minor. J’étais un appareil extensible de quinze mètres minimum. Mon quotient de compatibilité avec les portails était de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Mon diamètre à vide était de…

— Je ne parlais pas des détails techniques, le coupa doucement Fassin.

— Oh ! fit le vieillard avant de disparaître purement et simplement, comme un hologramme qu’on éteint.

Fassin se tourna vers le singe, qui tenait quelque chose à la lumière.