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— Les vaisseaux sont tous alignés, vice-amiral ? lui envoya Kisipt, qui assistait aussi à la manœuvre.

— Oui, monsieur.

Il n’y eut aucune collision, aucun mouvement incertain, aucune accélération trop longue qui n’aurait pas manqué d’incinérer le navire volant juste derrière. La formation se constitua aussi simplement et efficacement que dans les simulations d’entraînement. Le cuirassé Gisarme menait le cortège, nettoyait devant lui les débris dangereux, précédé par un feu nourri de lasers destinés à détruire les mines éventuelles, ou toute autre arme cinétique laissée sur leur route.

Cela aussi, c’était un pari osé. Si le plan fonctionnait, ils réussiraient tous à passer en masse dans le sillage du Gisarme, comme un bélier transperçant une porte géante. S’il ne fonctionnait pas, le Gisarme heurterait un obstacle quelconque, et ses débris auraient raison des autres vaisseaux de la flotte. En théorie, il y avait des risques importants pour que cette dernière disparaisse tout entière dans une longue suite de collisions en cascade. Néanmoins, les simulations avaient démontré que les autres manœuvres possibles étaient encore plus dangereuses, car plus prévisibles par l’ennemi. Sans l’effet de surprise, toutefois, la stratégie du bélier aurait été quasi impossible à mettre en pratique.

La manœuvre prit les Dissidents au dépourvu. De fait, elle ne faisait pas du tout partie des procédures standards de la Grande Flotte. Les vaisseaux formaient à présent une aiguille géante, plongeaient à travers le champ de débris du destroyer anéanti, tiraient de toutes parts, prenaient pour cibles les quelques vaisseaux ennemis qui tentaient désespérément de les rattraper. L’affichage tactique montrait une flotte hérissée de lasers fins comme des filaments et des missiles tournoyants, semblables à de minuscules émeraudes lumineuses. Les Dissidents essayaient de revenir sur eux, mais il était trop tard. Et, lorsqu’ils persistaient, ils ne parvenaient qu’à précipiter leur propre perte. Deux minutes suffirent à la flotte de la Mercatoria pour passer. Une minute plus tard, toute sa puissance de feu était dirigée vers l’arrière, sous la forme de rais de lumière et de cônes rouges sondant les profondeurs de l’espace infini. Désormais, la flotte était hors de portée de ses ennemis, que menaçait toujours sa force de frappe infiniment supérieure. Elle avait donc eu le premier et le dernier mot.

— Joli travail, vice-amiral, dit l’amiral Kisipt d’un ton à la fois surpris, légèrement déçu et modérément impressionné.

Taince savait que nombre de ses collègues officiers auraient préféré une véritable bataille spatiale à cette fuite pourtant plus rapide et élégante. « Joli travail », de la part d’un Voehn, c’était un grand compliment.

— Monsieur.

Taince fit de son mieux pour paraître calme, mais, à l’intérieur, elle avait envie de crier sa joie. Immergée dans sa matrice sombre pleine de fluides, de tubes et de câbles, les poings serrés, un sourire se dessina sur son visage jusque-là crispé, et un frisson parcourut son corps recroquevillé.

* * *

La maison familiale des Kehar, sur Murla, une île située au large de la côte sud, à quelques centaines de kilomètres de Borquille, était elle aussi sphérique, mais ne faisait que le quart de la taille du palais du Hierchon. Elle était néanmoins remarquable, car elle flottait au sommet d’un gigantesque jet d’eau, comme une balle soulevée par une fontaine dans un champ de foire.

Parfaitement apprêté, aussi riche et brillant que les vaisseaux de sa compagnie, Saluus Kehar accueillit Fassin sur l’étroit pont suspendu qui reliait sa maison à une langue de terre jaillissant du bord de la caldeira. Cette dernière contenait l’eau bouillonnante, écumante et grondante qui, sous la forme d’une colonne géante et liquide, servait de fondations à une demeure étrangement épargnée par les vibrations.

— Fassin ! Cela me fait plaisir de te voir ! Eh ! l’uniforme te va à ravir !

Fassin s’attendait à être briefé/endoctriné/psychotesté/gratifié d’un laïus d’encouragement ou de n’importe quoi d’autre, avant d’être poussé à bord d’un vaisseau en partance pour Nasqueron. Toutefois, la bureaucratie d’Ulubis, bien que confrontée à la plus grande menace de son histoire, ne paraissait pas disposée à se précipiter. Elle possédait un génie et une personnalité bien à elle et n’avait pas l’intention de bouleverser ses habitudes.

Après que la projection eut terminé de transmettre les ordres de ses supérieurs et proposé de répondre aux nombreuses questions des officiels, la session avait consisté en une série de grands discours, d’attaques voilées, de justifications, d’excuses préventives. L’image de l’amiral Quile répondit effectivement à toutes les questions et ce en faisant montre d’une patience infinie, qui prouva une fois pour toutes sa nature artificielle. Un humain – en particulier un amiral habitué à ce qu’on lui obéisse sans discuter – aurait explosé de colère bien avant la fin de la réunion. Fassin avait été cité et montré du doigt à de nombreuses reprises, comme si tout cela était entièrement de sa faute, ce qui, supposait-il, ne devait pas être tout à fait faux. La session s’était éternisée, et l’estomac du jeune homme s’était mis à gargouiller bruyamment – il n’était pas le seul à être affamé dans la salle. Après tout, il n’avait rien avalé depuis son petit déjeuner pris sur ’glantine.

— Vous êtes sûrs ? demanda l’image qui flottait au-dessus de la marmite, comme les plus bavards commençaient à être à court de questions et de problèmes à soulever.

Il n’y avait aucun signe d’espoir ou de soulagement dans sa voix. Ce qui, pensa Fassin, aurait pourtant été parfaitement légitime.

— Très bien. Je vous dis au revoir et vous souhaite bonne chance.

L’hologramme de l’homme au crâne rasé et tatoué, au visage strié de rides et à l’armure richement décorée jeta un bref regard circulaire sur la salle, s’inclina de manière formelle devant le Hierchon et disparut. À ce moment précis, personne ne savait exactement quoi faire. Alors, la machine noire pareille à une marmite se mit à ronronner bruyamment. Le colonel Somjomion et l’ecclésiastique Voriel, qui s’occupaient de l’engin depuis que les techniciens avaient quitté la salle d’audience, commencèrent à examiner avec intensité plusieurs écrans de contrôle. Le cercle de soldats en armure miroitante s’agita soudainement. Les hommes se tapotèrent l’oreille puis, simultanément, braquèrent leur arme sur la marmite, qui faisait de plus en plus de bruit et émettait une lueur dans les infrarouges. Le bourdonnement s’intensifia, s’enrichit d’harmoniques, devint de plus en plus profond. La machine vibrait maintenant de façon visible. Parmi ceux qui se trouvaient tout près d’elle, certains firent un pas en arrière et d’autres paraissaient à deux doigts de prendre leurs jambes à leur cou, comme s’ils craignaient que l’engin n’explose. Autour de ses flancs nervurés, l’air commençait à vibrer. Au-dessus, l’atmosphère frémissait, tremblotait, comme si le fantôme de l’image disparue luttait pour s’échapper.

Alors, comme la chose commençait à émettre une lueur couleur de cerise en son centre, tout cessa d’un seul coup : le son, les vibrations et la chaleur. Tout le monde se détendit. Somjomion et Voriel eurent un soupir de soulagement et se tournèrent vers le Hierchon en hochant la tête. Les soldats désactivèrent leurs armes. Quelle que fût sa réelle nature, le substrat qui, dans la machine, avait servi de socle à l’IA avait cessé de vivre.

Le Hierchon Ormilla parla depuis son scaphandre scintillant :

— J’applique immédiatement le Plan d’urgence prévu en cas de guerre et qui me confère des pouvoirs extraordinaires. Dès la fin de cette session, la loi martiale sera applicable dans tout le système. Que ceux qui ont dû quitter leur place précédemment viennent nous rejoindre.