— Et, bien entendu, vous n’en avait jamais touché mot à Adalbert ? fît Morosini, méprisant. On dirait que vous n’avez pas perdu de temps pour intégrer la confrérie de ceux dont vous venez de parler ?
— Non, je voulais le document pour mon grand-père, pour lui montrer qu’une fille pouvait être digne de participer à ses travaux.
— Et vous avez été punie par où vous avez péché : la tombe avait été violée auparavant.
Salima détourna la tête sans répondre. D’où Aldo conclut qu’il avait visé juste et qu’elle ne tenait pas à s’étendre sur sa déconvenue… Pourtant elle n’avait pas terminé et, rendant mépris pour mépris, elle commenta :
— Votre jugement m’indiffère. Entre le grand Ibrahim Bey et M. Vidal-Pellicorne – quelle que soit l’admiration que je lui porte ! – il n’y a qu’un seul choix possible. Mais pour en revenir à votre question, et en admettant que je sois l’auteur du billet, me direz-vous pour quelle raison il serait encore ici ? Installer un infidèle dans la maison d’Ibrahim Bey serait offenser sa mémoire ! Et plus qu’inconvenant !
— Aussi ne l’ai-je pas pensé ! J’espérais qu’en vous quittant vous auriez pu lui confier où vous aviez l’intention de vous rendre et qu’il aurait voulu vous y précéder !
— Un rendez-vous ? Galant de préférence ? Monsieur, vous m’offensez et vous voudrez bien vous en tenir à ce que je viens de vous dire : je n’ai pas écrit à Adalbert et il n’est pas venu me voir ! Autre chose encore ? ajouta-t-elle, franchement acerbe, en se levant… ce qui obligea Aldo à en faire autant.
— Non. Il me reste à vous remercier de m’avoir reçu, à vous offrir mes condoléances et à vous souhaiter tout le bonheur du monde… dans vos recherches, se hâta-t-il de préciser en voyant se durcir davantage le visage de Salima.
Elle ne le raccompagna pas, se contentant de le suivre des yeux tandis qu’il retraversait le jardin et gagnait la porte. Mais lui avait peine à réfréner sa colère, tant il était persuadé que cette fille s’était moquée de lui et qu’elle lui avait menti. Son seul moment de franchise était, selon lui, celui où elle avait expliqué ce qui s’était passé près de la tombe de Sebeknefrou. Elle n’avait omis que de révéler si elle avait trouvé son papyrus et il s’était prudemment gardé de le lui demander, sachant qu’il n’aurait obtenu au mieux qu’une demi-réponse. En revanche, il emportait une certitude concernant les « recherches » d’Ibrahim Bey. Lui aussi s’était livré au jeu du mensonge : il s’intéressait bel et bien à la Reine Inconnue, même s’il ne le montrait pas. En tout cas, il savait susciter les dévouements : c’était pour lui que Salima désirait fouiller la tombe de Sebeknefrou, pour lui encore qu’El-Kouari s’était fait tuer. Il n’avait même pas à se fatiguer à donner un ordre, ou à exprimer un désir, on se précipitait pour le satisfaire. Du grand art !… qui était loin de le satisfaire, lui !
Il fulminait encore en retournant chez Henri Lassalle qui devait attendre avec impatience le résultat de sa démarche :
— Alors ?
— Rien ! Ou si peu. Shakiar vit avec Salima et, en dehors de ce que celle-ci a consenti à me dévoiler de sa conduite sur le chantier de fouilles de Louqsor, elle ne m’a rien appris. Ah si, j’oubliais : ce n’est pas elle qui a écrit à Adalbert pour l’inviter à la rejoindre.
— Vous l’avez crue ?
— Le moyen de faire autrement ? Pourtant, on ne m’ôtera pas de l’esprit que le billet venait d’elle. Adalbert qui faisait une tête impossible s’est illuminé, m’avez-vous dit ?
— Littéralement. Il était heureux comme un gosse après le passage du Père Noël. Ce qui nous amène à penser que le pauvre garçon a été enlevé, mais par qui ?
— Par elle, il y a gros à parier… ou par les sbires de sa chère Shakiar dont Ibrahim Bey se méfiait. Ou plutôt d’Ali Assouari, le frère, qui pourrait bien être le grand patron de cette entreprise de crimes parce qu’il est d’une intelligence largement supérieure.
— Ne me dites pas qu’elle est idiote ?
— J’en viens à me le demander sérieusement… ou alors c’est la plus remarquable comédienne du siècle ! Pour en revenir à Adalbert, pourrais-je dire à mot à votre Farid ?
— Tous les mots que vous voudrez ! Je suppose que vous voulez lui demander des renseignements sur les circonstances de son départ ? À quoi ressemblait le gamin, par exemple ?
— Vous avez tout compris !
— Alors je vais vous répondre parce que ce que j’ai fait en premier, c’est l’interroger.
— Et le résultat ?
Henri Lassalle haussa les épaules :
— Vous avez vu le nombre de mioches qui traînent en ville, sur la Corniche ou ailleurs, à la recherche de quelques pièces ? Celui-là pouvait avoir une douzaine d’années, une galabieh presque propre et une calotte bleue sur la tête. Si j’ajoute qu’il était beau, cela ne vous apprendra rien de plus, presque tous les gosses sont beaux par ici… Au fait, voulez-vous déjeuner avec moi ?
— Ce serait avec plaisir mais on m’attend à l’hôtel.
— Votre… tante, sans doute ? Adalbert est enthousiaste à son sujet !
— Ma grand-tante, la marquise de Sommières. Elle est octogénaire mais elle a l’esprit tranchant comme une lame de rasoir. D’ailleurs, pourquoi ne viendriez-vous pas dîner avec nous au Cataract ? Je sais que vous n’aimez guère les femmes, cependant vous pourriez faire une exception pour elle et pour Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa cousine et lectrice.
— Peste ! Quel nom ! fit Lassalle en riant.
— Elle est encore plus pittoresque. Et elle ne laisse personne ignorer que ses ancêtres ont « fait » les croisades. Venez, puisqu’à nous quatre nous formons toute la famille d’Adalbert. On se sentira plus forts en se serrant les coudes ! conclut-il tandis que son sourire s’effaçait.
— C’est entendu, je viendrai !
— Qu’est-ce que tu t’imaginais ! s’écria Mme de Sommières. Qu’elle allait te dire : « Mais comment donc, cher Monsieur ! Bien sûr que j’ai fait kidnapper Adalbert ! Il est même dans ma cave ! Vous serait-il agréable que nous allions lui faire un brin de causette ? » Il y a des moments où ta naïveté me confond !
— Et qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Adalbert reçoit un billet porté par un gamin, le lit avec une joie plus qu’évidente et suit le petit messager en prévenant qu’il rentrerait peut-être tard !
— Et alors ?
— Il n’y a dans ce pays-ci qu’un seul être qui ait le pouvoir de le faire rayonner en recevant sa prose et c’est Mlle Hayoun. Par conséquent moi, à moitié idiot comme chacun sait, je file droit chez ladite Mlle Hayoun lui demander si elle peut au moins m’apprendre quelque chose. Or, non seulement elle ne l’a pas vu, mais elle assure ne l’avoir pas convié. Dans ces conditions, pouvez-vous me dire où il est ?
— Calme-toi. J’ai tort, je le sais et j’ai horreur de ça, mais te voir aussi inquiet me met hors de moi ! Crois-tu vraiment que l’on puisse accorder à cette fille l’ombre d’un crédit ?
— Qu’il y ait du vrai par exemple quand elle donne la raison pour laquelle elle est restée avec Duckworth, je n’en doute pas…
— D’autant plus qu’elle s’est bien gardée de vous dire si elle avait trouvé ou pas son papyrus, ni ce qu’il contenait, flûta Plan-Crépin qui s’était contentée d’écouter jusque-là. Maintenant, qu’elle soit ou non l’auteur du message, le diable seul doit le savoir. Adalbert l’a cru et c’est ça le drame ! Il faudrait pouvoir visiter à fond cette vieille baraque et ça n’a pas l’air facile. Une porte médiévale et une unique fenêtre, étroite par-dessus le marché, ce n’est pas beaucoup. En passant par les terrasses peut-être ?