« Ben voyons ! », pensa irrévérencieusement Morosini, intrigué de plus en plus par ce compagnon tombé du ciel qui semblait avoir réponse à tout et qui pour le moment était vraiment le bienvenu. Il l’entendit poursuivre :
— Que feriez-vous si vous vous trouviez sur l’un de vos terrains habituels au lieu d’avoir l’impression d’évoluer au milieu de nulle part ?
— Je m’arrangerais pour introduire un « sous-marin » dans le camp de l’ennemi, répondit-il, évoquant non sans nostalgie Théobald et Romuald, les si précieux jumeaux d’Adalbert. Rien de plus utile qu’un serviteur dûment instruit. Mais dans le coin, je ne vois personne à qui confier cette mission… À moins que…
— Vous pensez à quelqu’un ?
— À M. Lassalle évidemment ! Il est ici depuis longtemps, tout ce qui compte lui est familier…
— … et je vous arrête ! C’est un Européen comme nous et aucun d’entre nous ne peut être sûr à cent pour cent de ses domestiques. D’ailleurs, encore faudrait-il qu’on puisse en soudoyer un chez Assouari et il n’est pas homme à engager n’importe qui. En outre, dans le village nubien d’à côté, il a un réservoir inépuisable !
— C’est décourageant ! soupira Aldo. Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe au juste entre les murs de cette maison. Mon instinct me souffle que Vidal-Pellicorne n’est pas loin ! Mais comment en avoir la certitude ? Cette inaction me tue !
— Ce que vous pouvez être lyriques, vous, les Latins ! Dites-vous bien qu’à tout problème il existe une solution. Il faut seulement la trouver. Et pour cela : réfléchir encore !
En rentrant à l’hôtel, Aldo laissa le colonel à la recherche de sa femme et rejoignit Marie-Angéline qui lisait sur la terrasse. Elle le reçut plutôt fraîchement.
— On a fait une bonne promenade ? s’informa-t-elle sans lever les yeux de son livre.
— On peut l’appeler ainsi !
— C’est un homme fort sympathique, le colonel !
— Très ! Où voulez-vous en venir ? Et d’abord, comment se fait-il que vous soyez seule ? Où est Tante Amélie ?
— Partie faire des courses avec lady Clémentine.
— Et vous ? Pas d’aquarelle, ce matin ?
Elle referma son livre en le claquant avant de braquer sur lui un regard furibond :
— Non ! Pas de dessin ni quelque occupation que ce soit ! Et vous, je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez avoir le cœur à jouer les touristes alors que notre Adalbert…
Un sanglot lui coupa la parole tandis que les larmes montaient à ses yeux. Elle était si visiblement malheureuse qu’Aldo oublia de se mettre en colère. Il lui enleva le livre des mains et les retint dans les siennes :
— Qu’êtes-vous allée imaginer ? Que j’allais faire un tour en bateau ou disputer une partie de golf avec Sargent ?
En guise de réponse, elle se contenta de hausser les épaules. Ce que voyant, il lui sourit :
— Pour vous mettre dans cet état, il faut que vous me connaissiez bien mal, Angelina ! C’est précisément de lui dont nous nous occupions. Le colonel pense comme moi que c’est Assouari qui a enlevé Adalbert et il a voulu me montrer sa résidence ancestrale dans l’île Éléphantine. Nous avons cherché ensemble un moyen de la « visiter ». Vainement : c’est bourré de domestiques.
Du moment que l’on parlait action, le chagrin s’envola. Plan-Crépin redevint Plan-Crépin :
— Peut-être en introduisant un domestique supplémentaire ? S’il y en a une telle multitude, il pourrait passer inaperçu ?
— Un à nous ? Dans ce patelin où l’on ne peut être sûr de rien ? Nous ne sommes pas en France et les jumeaux d’Adalbert sont loin…
— On peut toujours essayer !
Se levant, elle agita les bras à la manière d’un sémaphore en direction d’un groupe de gamins assis sur un muret ombragé par un tamaris en bas des jardins de l’hôtel. L’un d’eux s’en détacha en courant, parlementa un instant avec le voiturier en indiquant celle qu’il l’appelait et finalement la rejoignit :
— Tu as besoin de moi ? demanda-t-il dans un sabir où tentaient de cohabiter l’anglais et l’arabe. Nous allons là-bas ?
— Non, pas aujourd’hui. Aldo, je vous présente Hakim, mon jeune guide. C’est un garçon honnête et courageux. Hakim, nous voudrions savoir s’il y a une possibilité de s’introduire dans le palais du prince Assouari pour l’inspecter à fond.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— S’il n’y retiendrait pas prisonnier un ami… un ami très cher !
— Celui qui était à la maison des Palmes et qu’on a kidnappé ?
— Tu en sais, des choses ! constata Aldo, surpris.
— C’est une petite ville, ici. Il suffit de savoir écouter et d’ouvrir ses yeux. Je connais le garçon qui est allé chercher ton ami.
— Il t’a dit qui l’avait envoyé ?
— Non. Un Arabe dans une voiture noire lui a donné un message à porter en disant qu’il devait ramener quelqu’un. Le quelqu’un est venu. Il est monté dans la voiture et elle est partie en direction du fleuve. Il ne sait rien de plus… sinon que le bakchich a été généreux.
— Le tien le sera aussi si tu nous donnes un coup de main.
— Je voudrais bien, mais entrer chez le prince quand il est là, c’est difficile… très difficile parce que tout le monde a peur de lui… à moins qu’il ne manque un serviteur.
— Si on en enlevait un, suggéra Marie-Angéline, tu pourrais peut-être prendre sa place ?
— Non. Moi, je ne sais pas servir, se cabra Hakim, sa dignité offensée. Et puis je suis trop jeune. Ali Assouari n’engage que des gens auxquels il fait confiance. Ce que je peux faire, c’est dire comment est la maison à l’intérieur.
— Donc, tu y es déjà entré ?
— Quand le maître est absent et que c’est fermé ? Bien sûr. Ce n’est pas compliqué…
— Tout ce que je veux savoir, reprit Morosini, c’est s’il y a des endroits où l’on peut cacher quelqu’un ? Des caves, par exemple ?
— Oui… (Puis se tournant vers Marie-Angéline :) Toi qui dessines si joliment, tu pourrais faire un… plan ? C’est comme ça qu’on dit ?
— Absolument. Si tu m’expliques, ce sera facile… Évidemment cela ne nous fera pas entrer, mais ce serait toujours une assurance et on ne sait jamais ? Une occasion pourrait se présenter… On ira cet après-midi au temple ? Je connais dans un coin une dalle lisse qui peut servir de table…
L’arrivée de Mme de Sommières et de lady Clémentine dans une calèche encombrée de paquets mit fin à la conversation. Aldo offrit à Hakim une pièce d’argent à titre d’encouragement, ce qui le fit rougir de bonheur avant de s’en retourner en courant, non sans lui avoir déclaré, en guise de remerciement sans doute :
— Tu as de la chance d’être son ami, dit-il en désignant Plan-Crépin : C’est une fille chouette…
— Parce que tu crois que je ne le sais pas ?
En allant au-devant des deux dames, Aldo aperçut M. Lassalle qui, une canne à la main, se dirigeait vers l’hôtel. Aussi, après avoir baisé la main de l’Anglaise, le rejoignit-il.
— J’avais l’intention de passer chez vous tantôt pour savoir si vous aviez des nouvelles, dit-il en lui serrant la main. Mais puisque vous voilà, voulez-vous déjeuner avec nous ?
— Non. C’est vous qui venez déjeuner avec moi. Entre hommes. Je ne veux pas « encombrer » ces dames plus qu’il ne convient…