— Vous pensez bien que je suis enchantée de vous revoir, Adalbert, mais mon neveu n’a-t-il pas précisé, en nous annonçant votre récupération, que vous deviez rester caché ? Que s’est-il passé ?
— On ne peut rien vous dissimuler longtemps, n’est-ce pas, Tante Amélie ? soupira Aldo en acceptant la coupe que lui offrait Plan-Crépin. Il s’est déroulé un drame : pendant qu’El-Kholti dînait avec Adal, Salima est arrivée en trombe, suppliant le garçon de partir sur-le-champ avec elle…
Et il raconta les tragiques événements de la nuit :
— Et voilà ! Le jeune Karim et son serviteur sont peut-être morts à l’heure qu’il est. On passera à l’hôpital avant d’aller à la police dans la matinée. Quant à Salima, elle est plus que jamais au pouvoir de l’homme qui, très certainement, a fait assassiner son grand-père !
— N’aurait-il pas été plus facile pour elle de commencer par refuser de se fiancer avec lui ? fit dédaigneusement Marie-Angéline.
— Assouari la menaçait de tuer Karim si elle n’acceptait pas… Non seulement il prétend l’aimer, ce que j’admets volontiers, mais en outre, elle fait partie du plan qu’il a conçu pour récupérer la tombe de la Reine Inconnue dont il guigne les richesses… supposées ! Puisqu’on se perd en conjectures.
— Ce que je comprends mal dans cette intrigue, c’est le rôle de la princesse Shakiar ? dit la marquise. Curieuse bonté que de presser cette malheureuse de profiter d’une absence de Barbe-Bleue pour prendre la poudre d’escampette avec son amoureux ! Elle aurait voulu la perdre qu’elle n’aurait pas fait mieux !
— Ce qui démontre que c’est la pire des garces ! grogna Adalbert. Mais ça, on le savait déjà !
— C’est bizarre ! Moi, elle ne m’a jamais donné cette impression ?
Trois paires d’yeux se braquèrent sur elle :
— Nous la connaissons ? lâcha Marie-Angéline. Première nouvelle !
— Connaître, c’est beaucoup dire. Il m’est arrivé de la rencontrer au cours d’un voyage que je faisais avec une amie. C’était avant vous, Plan-Crépin, et elle était reine à cette époque. Toquée de bijoux, de fêtes, ça oui ! Mais plutôt généreuse et, à tout prendre, assez sympathique. Pas très futée, je vous l’accorde !
— Et vous ne nous le dites que maintenant ? protesta Aldo. Pourquoi avoir fait comme si de rien n’était quand je vous ai raconté son comportement envers moi ?
— Parce que cela me semblait sans importance. Et puis nous n’avons pas noué des liens d’amitié. Enfin, si vous voulez tout savoir, je voulais me donner le temps d’étudier le sujet. Vous avez à y redire ?
— Et où en sommes-nous ? lança Marie-Angéline à la limite de l’insolence. Voilà une femme qui…
— Cela suffit, Plan-Crépin. Vous n’êtes pas assermentée, que je sache, par un tribunal chargé de me juger et je vous conseille de vous tenir tranquille !
— Aucun de nous ne pense une chose pareille, Tante Amélie. Admettez seulement que nous soyons surpris ?
— J’avoue que sa conduite envers toi m’a donné à réfléchir. Cela est si éloigné de la femme d’autrefois ! Ou alors il faut en venir à conclure qu’elle a beaucoup changé. Sans doute sous l’influence de son frère. Lui, je ne l’ai jamais rencontré et il me fait l’effet d’être un de ces seigneurs forbans comme le Moyen Âge en a tellement vu fleurir…
— Et les femmes d’Orient sont le plus souvent soumises aux hommes de leur famille, soupira Adalbert. Shakiar n’est plus reine : elle doit obéissance à son chef de clan…
— … jusqu’à accepter de tendre un piège aussi ignoble à une innocente ? Cela me paraît énorme. Si les espérances d’Assouan concernant la tombe sont à ce point précises, Shakiar devrait au contraire pousser à ce mariage dont elle ne peut que profiter.
— À moins qu’il ne lui fasse courir le risque d’être évincée ? suggéra Marie-Angéline. Cette Salima est extrêmement jolie pour ce que j’en sais…
— Et plus encore que vous n’imaginez, soupira Adalbert avec mélancolie.
— Après le mariage, elle aura donc droit à la première place, alors que la sœur vieillissante sera reléguée à la seconde… si ce n’est à un rang plus obscur. Qui peut le dire avec un homme tel que celui-là ? Tante Amélie, nous savons tous que vous êtes la bonté même…
— Et moi qui croyais avoir la dent dure !
— Sans aucun doute, mais là c’est l’esprit qui prédomine et pas le cœur. Tout dépend du sens dans lequel ils évoluent, voilà tout !
— N’oubliez pas ce que cette femme a dit à Aldo, reprit Adalbert. Elle a de gros, très gros besoins d’argent !
Mme de Sommières se leva, regarda chacun de ses trois interlocuteurs tour à tour et, finalement, soupira :
— Bien ! La cause est entendue et je vous donne le bonsoir, Messieurs. Plan-Crépin, venez me lire un morceau du bouquin de Mme Agatha Christie. Ses personnages sont assez tordus, mais tellement moins que ceux d’ici que cela me rafraîchira !
Suivie de sa lectrice, elle gagna sa chambre. Le regard perplexe d’Aldo l’accompagna et demeura fixé sur le vantail quand les deux femmes eurent disparu. Suffisamment longtemps pour qu’Adalbert s’en étonne :
— Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette porte ? Une main mystérieuse y aurait-elle écrit le fameux Mane, Thecel, Phares, comme sur le mur du palais de Babylone quand Cyrus y fit son entrée ?
Aldo tressaillit, s’ébroua comme au sortir d’un rêve et passa une main sur ses yeux :
— C’est un peu ça mais ne me demande pas pourquoi. Je n’en sais fichtre rien, sinon que Tante Amélie est bizarre tout à coup. Que peut-elle mijoter ?…
Il eût été plus inquiet encore s’il avait pu le deviner…
Le lendemain matin, Mme de Sommières expédia Plan-Crépin faire des emplettes dans Sharia-as-Souk, la merveilleuse rue marchande d’Assouan où elle ne manquerait pas de s’attarder pour admirer les couleurs et respirer les odeurs d’épices, s’installa devant le petit secrétaire du salon avec son écritoire de voyage, y prit une feuille de vélin azuré à ses armes, une enveloppe assortie, son stylo, et rédigea de sa grande écriture élégante une lettre qu’elle relut soigneusement avant de la signer, passa le buvard dessus, la glissa dans l’enveloppe et, en dépit de sa répugnance pour cet outil, décrocha le téléphone intérieur et appela le réceptionniste pour le prier de monter chez elle.
Quand il fut là, elle lui remit sa lettre en lui demandant de bien vouloir la faire porter d’urgence à l’adresse indiquée et de stipuler qu’elle souhaiterait avoir une réponse en retour. Cela fait, elle alla s’installer sur le large balcon fleuri pour regarder couler le Nil. Elle avait ramassé un livre qu’elle n’ouvrit pas, l’esprit trop occupé par ce qu’elle venait de faire pour concentrer son attention sur le texte imprimé. D’ailleurs ses yeux se fatiguaient vite et l’assistance de Marie-Angéline lui était souvent plus qu’utile. Mais elle aimait tenir entre ses mains le maroquin de la reliure et respirer l’odeur légère qu’il dégageait.
Elle ne pouvait éviter une certaine anxiété, consciente de s’engager dans une partie délicate dont le résultat pouvait se révéler désastreux si ses calculs étaient erronés. De toute façon, Aldo serait probablement furieux quelle qu’en soit l’issue, mais elle ne détestait pas vivre un peu dangereusement et humer de temps à autre ce parfum d’aventure si cher à l’équipe hors norme qu’il lui avait été donné de voir à maintes reprises s’agiter sous ses yeux pour son plus grand plaisir et ses pires angoisses.