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Une heure plus tard, elle avait sa réponse.

Pendant ce temps, le tandem Morosini Vidal-Pellicorne se rendait au Police Office. Le colonel Sargent les accompagnait, présence non négligeable pour leur tranquillité d’esprit. On les introduisit dans le bureau où trois chaises s’alignaient face au capitaine. L’atmosphère était un rien solennelle en dépit du narghilé et d’une nouvelle provision de pistaches. Abdul Aziz Keitoun fit l’effort de soulever sa pesante personne pour les accueillir et leur désigner les sièges préparés à leur intention :

— Vous êtes exacts, Messieurs, apprécia-t-il, et je vous en remercie. De mon côté, j’ai donné des ordres pour que l’on ne nous dérange pas. J’ai en effet besoin de silence pour vous écouter raconter « dans le détail » ce qui s’est passé hier soir chez Karim El-Kholti, ajouta-t-il en dardant son regard noir sur Adalbert.

— Il me semblait vous avoir tout dit, capitaine, mais on peut avoir omis involontairement un fait.

— C’est justement ça que je veux entendre. Alors, dites-moi d’abord pour quelle raison vous vous trouviez sur les lieux du crime ?

Adalbert retint à temps un soupir agacé :

— Je séjournais chez lui depuis trois jours. Ainsi que vous l’avez remarqué vous-même, j’avais été enlevé et retenu prisonnier sur une dahabieh ancrée près de la pointe nord de l’île Éléphantine.

— Enlevé par qui ?

— C’est ce que j’ignore et ignorerai probablement toujours, à moins que l’on ne vous ait éclairé à ce sujet. J’étais convenablement traité et surveillé par deux gardiens qui se relayaient mais, ce soir-là, la réception donnée par le prince Assouari à l’occasion de ses fiançailles leur ayant sans doute soufflé l’idée d’aller se distraire, ils m’ont laissé seul, ligoté et bâillonné bien entendu. C’est là que m’ont trouvé M. El-Kholti et le prince Morosini ici présent…

— Et comment étaient-ils là ? Ils passaient, comme par hasard ? Ou alors, saisis par l’envie de visiter le bateau, ils n’avaient pas hésité à se jeter à l’eau pour aller y boire un verre ?

— Cette fois, c’est à moi de raconter, si vous le permettez ! coupa Aldo. J’assistais à cette soirée donnée dans l’île par M. Assouari quand M. El-Kholti, qui lui n’avait pas été pas convié et pour cause, a créé un esclandre en tentant d’entraîner Mlle Hayoun qu’il considérait comme sa fiancée. Il a été aussitôt emporté hors du palais par deux des serviteurs et j’ai voulu voir comment ils le traiteraient. Bien m’en a pris : au lieu de le reconduire au bac, ils l’ont trimballé à la pointe de l’île et balancé à l’eau sans la moindre hésitation. Or M. El-Kholti, souffrant d’une blessure au bras advenue dans je ne sais quelles circonstances, était dans la quasi-impossibilité de nager et a appelé à l’aide. Il m’est apparu normal de lui porter secours et j’ai réussi à le hisser sur le bateau où il n’y avait personne… sauf M. Vidal-Pellicorne retenu prisonnier dans une cabine. Nous l’avons délivré et M. El-Kholti lui a offert l’hospitalité.

— Pourquoi ne l’avoir pas ramené tout bêtement à l’hôtel… ou chez M. Lassalle ?

— Justement parce que nous ignorions de qui il était l’invité involontaire et qu’en attendant d’en savoir plus, nous avons pensé qu’il était préférable de le tenir caché pendant quelques jours au moins.

Plusieurs pistaches disparurent :

— Hum ! mâchonna Keitoun. Difficile à gober, votre histoire !

— Je n’en ai pas de rechange à vous offrir.

— En revanche, reprit Adalbert qui commençait à entrer en ébullition, nous aimerions savoir ce qu’est devenue Mlle Hayoun ? Car enfin, il ne faut pas oublier qu’après avoir poignardé Karim El-Kholti et son serviteur, ces sauvages l’ont emportée, en dépit de ses cris et de ses protestations. Avez-vous retrouvé ces misérables ?

— Pas encore. L’enquête n’en est qu’à ses débuts.

— Et peut-on savoir de quel côté vous la dirigez ? intervint le colonel. Il conviendrait peut-être de poser quelques questions au prince Assouari ? En tant que fiancé de cette jeune fille, il pourrait ne pas apprécier qu’elle profite de son absence – réelle ou pas ! – pour se précipiter chez M. El-Kholti en le suppliant de s’enfuir avec elle ?

La réponse ne se fit pas attendre, traduisant clairement un certain soulagement :

— Vous venez de le dire vous-même, colonel. Il est absent. Difficile dans ces conditions de l’interroger ! Il faut attendre qu’il revienne…

— Il a pu, avant de partir, donner ordre que l’on surveille sa fiancée. La princesse Shakiar, sa sœur, ne vous a rien dit à ce sujet ?

— Il n’eût pas été convenable que je me rende chez elle dès ce matin, voyons ! N’oubliez pas qu’elle a été notre reine ? Cela oblige ! conclut-il en se rengorgeant. De toute façon, que pourrait-elle me dire ? Que son frère n’est pas à Assouan et qu’elle ignore tout de ses faits et gestes ? Les hommes d’ici n’ont pas pour habitude de tenir les femmes informées de ce qu’ils font ! Cependant, soyez certain que je la verrai… ! Si elle consent à me recevoir !

À cet instant, on frappa à la porte et un planton entra, porteur d’un message dont son chef prit connaissance :

— Je regrette de vous annoncer, Messieurs, que le jeune El-Kholti vient de décéder !

Le mot terrible apporta son poids de silence. Ce fut Aldo qui le brisa :

— C’est affreux… ! murmura-t-il.

— Et Béchir, son serviteur ? demanda Adalbert d’une voix dont il ne put maîtriser l’altération.

Le capitaine tourna vers lui des yeux opaques :

— On me dit seulement qu’il n’a pas encore repris connaissance. Vous devriez prier pour qu’il la retrouve, puisque c’est le seul qui puisse confirmer votre version des faits !

La menace était sous-jacente. L’archéologue prit feu :

— Ce qui signifie que c’est sur mon dos que retomba ce carnage s’il ne se réveille pas ?

— Hé !

— C’est insensé ! Mais enfin, réfléchissez ! En admettant que je sois coupable, où sont les armes dont je me suis servi ? Et comment ai-je pu, à moi seul, tuer deux hommes dont celui qui était mon hôte et avec lequel j’étais en train de dîner…

— Laissez-moi finir, s’interposa le colonel. En dehors de ce Béchir, il reste un témoin que vous omettez, capitaine ?

— Lequel ?

— Mlle Hayoun, évidemment ! Retrouvez-la !

— Ça ne devrait pas être trop difficile ! ricana le gros policier. Si elle n’est pas au château du Fleuve, elle est au palais d’Éléphantine… car voyez-vous, je suis persuadé qu’elle n’est jamais venue chez El-Kholti et que cette fable d’enlèvement est sortie tout droit de l’imagination de cet homme !

Aldo eut juste le temps d’empoigner son ami pour le retenir au bord d’un geste irréparable, bien que, personnellement, il s’en fût volontiers chargé s’il n’avait écouté que son impulsion. La bêtise de ce poussah atteignait des sommets himalayens… à moins qu’en s’entêtant à vouloir faire d’Adalbert un bouc émissaire il n’obéît à une influence occulte ? Et pourquoi pas celle des Assouari, cette famille princière implantée à Éléphantine depuis la nuit des temps ? S’il en était ainsi, et quelle que soit l’influence plus ou moins officieuse du colonel, il pourrait bien se retrouver impuissant. Ce n’était un secret pour personne que nombre d’Égyptiens supportaient mal l’emprise de l’Angleterre…