L’Amérique s’est engagée à accroître ses effectifs militaires, dont la cheville ouvrière est constituée par les excellentes South Asian Spécial Forces (SASF), et la visite de Grinnell a engendré des rumeurs sur l’éventualité d’une nouvelle concentration des troupes dans les secteurs éprouvés du nord. Le chiffre des combattants américains en Asie du Sud est évalué officieusement à deux millions, chiffre que le commandement militaire se refuse à confirmer ou infirmer.
Interrogé sur l’arrivée de renforts, Grinnell a dit : « C’est au Président d’en décider en temps opportun. » Le général Grinnell s’entretiendra avec les chefs militaires et les fonctionnaires civils sur tous les fronts avant de regagner Washington la semaine prochaine.
Démoralisé, Chaney n’en lut pas davantage. Désireux de se plonger dans un sujet moins déprimant et qui lui était plus familier, il ouvrit un exemplaire du dernier annuaire du Commerce et y chercha les tableaux statistiques qui étaient sa spécialité.
Les marmottes humaines n’avaient rien changé à leurs habitudes. Un indice utile sur les déplacements de population : le chiffre annuel des déménagements d’un État à l’autre ; à nouveaux sites nouveaux rites. Comme il l’avait prévu, les courants de migrations continuaient à confluer vers la Californie et la Floride, et les tableaux statistiques révélaient un accroissement correspondant du tonnage des denrées périssables et des biens de production que ces États devaient importer d’ailleurs. Les expéditions d’automobiles (neuves et montées) en Californie avaient subi une baisse prononcée, et Chaney en fut surpris. Il avait supposé que le projet d’interdiction des automobiles dans cet État à partir de 1985 aurait pour seul effet d’accélérer le courant ; qu’on en ferait en quelque sorte provision. Mais les chiffres semblaient indiquer que les autorités avaient trouvé un moyen de décourager ce stockage et d’affaiblir le marché en même temps. Une taxation prohibitive, très vraisemblablement. Le succès de cette politique devrait intéresser New York City.
Chaney commença à prendre des notes.
Une cloche sonnait à coups réguliers près de la bibliothèque et ce bruit inattendu l’arracha au livre dans lequel il était plongé. Des hommes âgés abandonnèrent la lecture des journaux pour se hâter vers la porte, ce qui lui fit prendre conscience du temps écoulé. Il était midi.
Chaney remit à leur place les publications officielles, et il regarda la bibliothécaire d’un œil critique. C’était une jeune fille, et non plus la femme d’un certain âge qui avait été de service à l’ouverture. Il l’étudia un moment et décida de la meilleure façon de l’aborder sans éveiller ses soupçons.
— Excusez-moi.
— Vous désirez ?
La jeune fille, qui lisait la revue Teen Spin, leva les yeux.
Chaney consulta son carnet.
— Vous rappelez-vous de quand date le mur de Chicago ? Le tout début de cette histoire ? Je n’arrive pas à trouver la date exacte.
La jeune fille fixa le vide au-dessus de sa tête et lui dit :
— Je crois que c’était en août… non, non, dans la dernière semaine de juillet. J’en suis à peu près certaine : fin juillet.
Ses yeux s’abaissèrent sur Chaney.
— Nous avons les collections des revues d’information ; je peux aller vous les chercher si vous voulez.
Elle avait mis Chaney sur la bonne voie.
— Ne vous dérangez pas, dit-il. Je vais chercher moi-même. Où sont ces collections ?
Elle pointa l’index derrière elle.
— Quatrième galerie, près des fenêtres. Les revues ne sont peut-être pas dans l’ordre chronologique.
— Je me débrouillerai. Merci.
Avant même de prendre la direction indiquée, il vit la tête de la jeune fille se pencher sur son magazine.
Le mur de Chicago suivait exactement la route de Cermak. Partant de Burnham Park au bord du lac (où ce n’était qu’une clôture de barbelés), il s’étendait vers l’ouest jusqu’à Austin Avenue, à Cicero, où il se terminait finalement en un autre réseau de barbelés dans un quartier résidentiel habité par des Blancs. Le mur lui-même était bâti de ciment et de blocs de mâchefer ; de voitures sacrifiées ou volées, de carcasses d’autobus incendiés, de voitures de police sabotées, de camions à semi-remorque dégarnis et saccagés ; de meubles disposés en hauteur, de morceaux de béton, de briques, de débris, d’ordures, d’excréments ; il s’y trouvait deux cadavres entre Ashland Street et Paulina Street. Son édification remontait à la nuit du 29 juillet, troisième nuit d’une grande émeute au long de la route de Cermak ; et ensuite il avait été prolongé et renforcé délibérément jusqu’à devenir une barricade de vingt-cinq kilomètres coupant la ville en deux.
Les Noirs vivant au sud de la route de Cermak avaient commencé à l’élever au plus fort de l’émeute pour empêcher le passage des policiers et des pompiers ; et ils avaient ensuite bénéficié du concours de leurs adversaires de race blanche. Les cadavres étaient ceux de deux hommes qui avaient eu l’imprudence de vouloir traverser le mur.
Il était impossible de le franchir, ce qui rendait inutilisables les artères nord-sud croisant la route de Cermak. L’autoroute de Dan Ryan avait été dynamitée à la hauteur des 35e et 63e rues ; la ligne de Stevenson était coupée à Pulaski Road. D’après les reconnaissances aériennes du secteur, toutes ces rues importantes étaient bloquées, en tout cas rendues impropres à la circulation ; des incendies faisaient rage dans le quartier de South Halsted, où erraient des animaux qu’on avait lâchés de leurs parcs à bestiaux. Forces de police et patrouilles militaires faisaient des rondes au nord du mur, et c’était l’affaire des militants noirs au sud. Le gouvernement n’essayait pas de forcer l’obstacle, estimant sans doute que le temps travaillait pour lui. Le trafic routier et ferroviaire en provenance de l’est et du sud décrivait un vaste crochet pour contourner la zone dangereuse ; le trafic aérien civil était limité aux hautes altitudes. Des barrages étaient établis sur différentes routes.
Au nord du mur les émeutes avaient fait trois cents morts et au moins deux mille blessés. Le chiffre des pertes subies par l’autre camp n’était pas connu.
Dans la seconde semaine d’août les troupes avaient encerclé le sud de la ville et s’étaient retranchées pour en faire le siège ; il fallait une autorisation spéciale pour pénétrer dans la zone investie et seuls les réfugiés blancs pouvaient en sortir ; le nombre approximatif de ces réfugiés fut évalué à six mille, chiffre très inférieur, d’après les renseignements disponibles, à celui de la population blanche vivant en territoire rebelle. Jour après jour des commandos étaient lancés, sans grand succès, pour tenter de délivrer les familles blanches restées dans cette zone. Il était impossible d’y pénétrer par le nord mais les patrouilles opéraient en partant de l’ouest et du sud et leurs incursions vers le nord atteignaient parfois l’aéroport de Midway. Les réfugiés étaient relogés dans des banlieues de l’Illinois et de l’Indiana.
Le nord de Chicago avait été déclaré en état de siège, avec un rigoureux couvre-feu du crépuscule à l’aube. On tirait à vue la nuit, sur les contrevenants et ils étaient identifiés le lendemain, lorsqu’on pouvait évacuer leurs corps. Le sud de Chicago n’avait pas de couvre-feu mais les fusillades, nuit et jour, y étaient continuelles.
À la fin d’octobre, à une semaine des élections, la moitié nord de la ville était relativement calme ; on continuait à faire feu depuis le mur à la faveur de l’obscurité, mais ce n’était qu’un tir de harcèlement, et les forces de l’ordre avaient reçu une nouvelle consigne, ne tirer que lorsqu’elles étaient attaquées. Cette partie de Chicago continuait à être alimentée en eau mais l’électricité était rationnée.