Le matin du dimanche précédant l’élection, quelque deux cents Noirs sans armes s’étaient approchés du front tenu par l’armée à Cicero Avenue et avaient demandé asile au nord. Ils avaient été repoussés. Washington avait annoncé que le siège portait ses fruits et allait mettre fin à la rébellion. La faim et la maladie auraient raison du mur.
Chaney se dirigea à grands pas vers le présentoir à journaux. Les éditions du jeudi matin confirmaient les prévisions données la veille : le président Meeks l’avait emporté dans tous les États sauf trois. Sa victoire était un véritable raz de marée. Un éditorial de la presse locale applaudissait à sa réélection et déclarait qu’il était ainsi récompensé d’avoir su, lors de l’affrontement de Chicago, se montrer à la hauteur de la situation.
Brian Chaney sortit de la bibliothèque et s’arrêta sur ses marches sous un froid soleil de novembre. Il éprouvait un sentiment de peur, de désarroi, de désorientation. Une voiture de la police municipale vint à passer, avec un garde armé à côté du conducteur.
Chaney savait pourquoi ils le dévisageaient tous deux si attentivement.
X
Il errait sans but dans la rue, regardant les étalages des boutiques qui n’étaient pas barricadées de planches, et les automobiles en stationnement. Celles qui étaient visiblement les plus neuves ne se différenciaient guère des autres ; personnellement, Chaney était heureux de voir que les usines de Détroit s’éloignaient de la politique qui consistait à sortir des modèles nouveaux tous les ans, pour en revenir à la production plus équilibrée qui prévalait trente ans auparavant.
Chaney s’arrêta à la poste pour envoyer une carte à un vieil ami de l’Indiana Corporation, et constata que le prix du timbre avait augmenté de 10 cents. Il se promit de n’en pas souffler mot à Katrina. Elle lui reprocherait sans doute d’avoir pollué le futur.
Une devanture d’épicerie était entièrement recouverte d’affiches énormes annonçant de grosses réductions sur tous les articles : dix mille et une bonne affaire à réaliser. Poussé par sa curiosité de futurologue, Chaney entra dans la boutique. Les pommes se vendaient 25 cents les deux, le pain 45 cents la miche d’une livre, le lait 99 cents le demi-gallon, les œufs un dollar la douzaine, le bœuf haché 1 dollar 29 cents la livre. Le bœuf était bien lardé. Il se pencha sur le comptoir pour voir le prix de son steak favori : 2,49 la livre. Cédant à une impulsion, il paya 90 cents une petite boîte d’une nourriture appelée capsules lunaires : c’étaient des bonbons de trois parfums différents, enrichis de vitamines. Au dos de la boîte, une notice publicitaire : la NASA donnait ces capsules aux astronautes vivant sur la lune pour multiplier par trois la longueur de leurs sauts.
La boutique tirait fierté d’une certaine innovation.
Les clients y disposaient d’un salon meublé de fauteuils moelleux et d’un poste de télévision à grand écran. Chaney se laissa tomber dans un fauteuil. Il était curieux de voir ce qu’offraient les nouveaux programmes, mais il fut vite déçu. Il n’eut droit qu’à une interminable émission publicitaire sur les produits en vente dans la maison, sans le moindre intermède distrayant pour en rompre la monotonie. Il chronométra cette émission : vingt-deux réclames en quarante-quatre minutes, avant que le programme, enregistré sur une boucle sans fin ne recommence.
Une seule réclame lui fit une impression durable.
Une fille d’une grande beauté, magnifiquement bronzée, était étendue, nue, sur un nuage blanc teinté de rose ; un ruban de fumée ondulait et se lovait pour caresser amoureusement son corps safrané, le lécher de ses langues vaporeuses. La fille fumait une cigarette dorée. Elle était plongée dans un rêve indolent, les paupières closes, les cuisses animées parfois d’un mouvement langoureux, réaction euphorique à un baiser du nuage de fumée. C’était sans paroles, à l’exception de ce court message qui apparaissait sur l’écran toutes les deux minutes en dessous du nu : Montez au septième ciel avec Golden Marijane.
Chaney décida que les seins de la fille étaient un peu petits et plats pour son goût.
Lorsqu’il eut quitté la boutique pour retrouver sa voiture, il trouva sur son pare-brise un avis de contravention. Ayant dépassé la durée de stationnement autorisée, il était condamné à une amende : deux dollars s’il payait le jour même. Chaney griffonna quelques mots sur une page arrachée à son carnet et l’introduisit dans l’enveloppe destinée à recevoir les deux dollars ; et il glissa le tout dans une boîte fixée à un parcomètre voisin. Il espérait que la police locale apprécierait sa délicate attention.
Cela fait il sortit du parking et reprit le chemin d’Elwood. Il disposait de quelques heures avant le couvre-feu mais il en avait fini avec Joliet – et il en aurait bientôt terminé avec 1980. Le climat lui en paraissait plus froid et inhospitalier que ne le suggérait le thermomètre.
Une voiture de police de l’État, stationnant aux limites de la ville, observa son départ.
Le corps de garde était éclairé à l’intérieur et occupé par un officier et deux soldats de la police militaire – autre personnel mais mêmes formalités que le matin à sa sortie du Centre.
— Vous entrez au Centre, Monsieur ?
Le regard de Chaney alla se poser, au-dessus du capot de sa voiture, sur la grille qu’atteignait presque son pare-chocs avant.
— Oui, une idée comme ça.
— Laissez-passer et papiers d’identité, s’il vous plaît.
Chaney s’exécuta. L’officier examina les documents par deux fois et regarda attentivement la photo d’identité, pour la comparer ensuite avec la physionomie de Chaney.
— Vous êtes allé à Joliet ?
— Oui.
— Mais pas à Chicago ?
— Non.
— Vous êtes-vous procuré des armes pendant que vous étiez hors du Centre ?
— Non.
— Bien, Monsieur. (Il fit signe au garde, qui ouvrit la grille.) Passez, dit l’officier.
Brian franchit l’entrée d’Elwood et se dirigea vers le parking situé derrière le laboratoire. Les deux autres autos avaient disparu, tout comme aussi la pièce neuve de vingt-cinq cents.
Il vida ses poches et se délesta de ce qu’il dissimulait sous son veston, ce qui lui fit souvenir, à sa consternation, qu’il n’avait pas pris une seule photo : pas le moindre cliché flou de policeman à l’œil torve ou de balayeur ardent à la tâche. Cet oubli serait de nature à être accueilli assez fraîchement. Chaney mit une cassette dans le magnétophone, et ouvrit son carnet d’un geste sec ; il pensait avoir de quoi remplir haut la main deux ou trois bandes avec un compte rendu oral pour Katrina et Gilbert Seabrooke. Sa sténo personnelle était schématisée à l’extrême, indéchiffrable pour tout autre que lui-même – mais la longue expérience acquise dans son réservoir à matière grise lui permit de pondre un compte rendu résumant honorablement les notes prises sur les annuaires du Commerce et de l’Agriculture. Des jugements s’intercalaient dans le relevé des faits, des hypothèses savantes dans les statistiques, pour faire de l’ensemble ce que Seabrooke attendait : un aperçu solide du futur.
Sur la dernière bande il enregistra tout ce qu’il se rappelait du compte rendu des débats parlementaires ; puis, après une pause, demanda à Katrina si elle savait ce que faisait maintenant le général Grinnell. Très actif, ce vieux chef.