Chaney laissa son matériel sur le siège de la voiture, et en sortit pour se dégourdir les jambes. Il regarda le ciel vers l’ouest pour mesurer combien de temps il lui restait avant la tombée de la nuit – une ou deux heures environ. Sa montre marquait 6 h 38 mais elle avançait de deux heures sur celle du sous-sol ; il était encore loin de la limite de cinquante heures prescrite par les ingénieurs.
Poussé par la curiosité, le futurologue décida de faire un tour.
Marchant à grandes foulées souples, il prit le chemin familier de la caserne, mais, surprise, elle était dans l’obscurité et fermée par un cadenas. Voilà qui donnait à réfléchir. Le bâtiment était-il abandonné ?
L’avait-il quitté ? Moresby, Saltus et lui-même n’étaient-ils plus au Centre ?
Ce jour, cette heure, cet instant présent, se situait deux ans après les essais réussis du TDV, deux ans après que les animaux eurent cédé la place aux hommes dans cette machine à explorer le temps, deux ans après les premiers essais sur le terrain et la date prévue pour l’enquête sur Chicago. Tout ce travail était entièrement terminé – mission accomplie.
N’était-il pas raisonnable de supposer que l’équipe avait été dissoute, et que ses membres avaient réintégré leurs emplois respectifs en différents coins du globe. Moresby, Saltus, lui-même, étaient-ils maintenant occupés ailleurs ? (Au fait, la carte postale, il aurait aussi bien pu se l’envoyer à lui-même en l’adressant à l’Indic.)
Ni Gilbert Seabrooke ni Katrina n’avaient jamais fait la moindre allusion à de futurs projets prévus pour l’équipe ; Chaney avait supposé que leur mission prendrait fin après la réalisation de l’enquête sur Chicago, et il n’avait pas envisagé de rester à Elwood. Il ne pouvait imaginer qu’il en aurait jamais le désir. À une restriction près, naturellement. Il ferait bon accueil à l’idée d’un sondage dans la direction opposée : ce serait un pur enchantement que de fureter et fouiller dans la Palestine ancienne avant l’arrivée de la Dixième Légion Romaine – bien avant son arrivée.
Il se trouva dans la rue E.
La zone réservée aux loisirs ne semblait pas avoir subi le moindre changement. Le théâtre n’était pas encore ouvert, son parking était vide. Le club des officiers était déjà brillamment éclairé et l’on y jouait de la musique, mais tout près de là, le club réservé à la troupe était plongé dans l’obscurité et le silence. La piscine était fermée pour l’hiver, et sa grille cadenassée. Chaney regarda à travers la palissade mais ne vit qu’un patio désert, et une bâche tendue sur le bassin. Fauteuils, bancs, tables et parasols avaient été rentrés, et il ne subsistait là que des souvenirs se heurtant à la froide réalité de cette soirée de novembre.
Se détournant de ce spectacle, Chaney commença à errer sans but dans le Centre. Tout y paraissait parfaitement normal. Des automobilistes passaient, la plupart se rendant à la cantine ; il était la seule personne à pied. Le bruit d’un avion lui fit lever la tête et fouiller le ciel. L’appareil n’était pas visible – sans doute volait-il au-dessus de l’épais plafond de nuages – mais son vrombissement indiquait sa direction ; il empruntait un couloir aérien entre Chicago et Saint Louis, un couloir parallèle à la voie ferrée. Après quelques minutes, Chaney n’entendit plus rien, et il sentit quelque chose d’humide s’écraser sur son visage levé vers le ciel, une fois, deux fois, trois fois : les premiers flocons d’une neige dont il avait flairé la promesse dans l’air du matin.
Chaney rebroussa chemin.
Il y avait maintenant trois voitures en stationnement derrière le laboratoire. Ses compagnons étaient de retour. Aucun d’eux ne languissait dans une des prisons de Joliet, où l’on devait pouvoir se faire coffrer, se dit Chaney, avec une facilité dérisoire. Chaney leva le capot de la voiture la plus proche et posa la main sur le bloc moteur. Il était si chaud que sa peau en fut presque brûlée. Il ferma le capot d’un coup sec et ramassa l’attirail qu’il avait laissé sur le siège de sa propre voiture.
Il ouvrit la porte des opérations en faisant tourner les clefs jumelles dans leurs serrures. Une sonnette retentit dans le sous-sol tandis que la porte s’ouvrait en douceur.
— Saltus ! Hé là-bas… Saltus !
Le bruit douloureux le frappa, presque comme un impact physique. C’était comme si une bande compacte de caoutchouc lui frappait le tympan, ou comme un marteau ou un maillet écrasant un bloc d’air comprimé, puis rebondissant avec un soupir frémissant. Le véhicule était catapulté sur sa trajectoire temporelle vers sa base de départ. Ce bruit faisait mal.
Chaney entra précipitamment et referma la porte derrière lui.
— Saltus ?
Une silhouette puissante aux cheveux de sable entra par la porte ouverte de l’abri antiatomique.
— Où diable étiez-vous, civil ?
Chaney descendit les marches par volées de deux ou trois. Arthur Saltus l’attendait en bas, une poignée de films à la main.
— Là-bas, là-bas, riposta Chaney. Et puis j’ai vadrouillé par ici dans ces lieux déserts, épiant à travers les palissades, reniflant dans les fentes et jetant des regards furtifs par les fenêtres des maisons. Aucune trace de nous. Je crois bien que nous sommes partis d’ici, commandant. Nous avons été congédiés, et la caserne bouclée. J’espère que nous avons eu droit à des primes substantielles.
— Dites donc, civil, avez-vous bu ?
— Non, mais je boirais bien. Qu’y a-t-il en magasin ?
— Vous avez bu, dit Saltus sèchement. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Nous vous avons cherché dans toute la ville.
— Pas dans la bibliothèque.
— Bon Dieu ! Ça ne m’étonne pas de vous, et nous n’y avons pas pensé. Un vrai rat de bibliothèque ! Que pensez-vous de 1980, M’sieur ?
— Pas grand bien, et ce sera encore pire lorsque j’y vivrai. Cette poule mouillée a été réélue, et le pays va à sa ruine. Il l’a emporté dans quarante-huit États, c’est un vrai raz de marée. Vous avez vu les résultats ?
— Je les ai vus, et à l’heure qu’il est William a annoncé la nouvelle à Seabrooke, qui téléphone au Président. Il va fêter ça ce soir. Mais moi, je ne vais pas voter pour lui, M’sieur… Je sais que je n’ai pas voté pour lui. Et si je suis aux États-Unis à cette époque – maintenant – je choisirai un des trois États qui ont voté pour l’autre type, le vieux Machin-chouette, l’acteur.
— L’Alaska, l’Utah, et Hawaii.
— Comment est-ce, l’Utah ?
— Sec, désert et resplendissant de radioactivité.
— Alors, disons Hawaii. Vous allez retourner en Floride ?
Chaney fit non de la tête.
— Je me sentirais plus en sécurité dans l’Alaska.
— Vous n’avez pas eu d’ennuis ? dit Saltus vivement.
— Nullement ; je marchais sans bruit et j’avais aux lèvres un sourire angélique. J’ai été poli envers une bibliothécaire timide. Je n’ai pas été insolent envers les flics, et je n’ai pas acheté de porc dans une épicerie. Mais quelqu’un, dit-il en riant, va devoir fournir des explications sur un certain ticket de parcomètre lorsque la police, renseignée par le numéro de ma voiture, viendra faire sa petite enquête dans ce Centre.
Saltus interrogea Chaney du regard, et ce dernier lui expliqua :
— J’ai eu une contravention pour avoir dépassé le temps de stationnement autorisé. Vous connaissez le système : deux dollars à mettre dans une enveloppe, et l’enveloppe dans une boîte spéciale. Je ne l’ai pas fait, Commandant. J’ai rompu une lance pour la liberté. J’ai mis dans l’enveloppe un message.
— Quel message ?
— « Nous triompherons. »