Chaney détournait la tête pour cacher son émotion ; il ressentait une perte cruelle, et il se doutait que cela pouvait se lire sur son visage ; aussi voulait-il éviter d’avoir à s’expliquer à cet égard ou à biaiser péniblement. Il rangea les lourds vêtements qu’il avait portés au-dehors et remit en place la caméra et les films de nylon inutilisés. Il retira les cassettes du magnétophone, qu’il serra dans le magasin. Puis il eut l’idée de remettre ses papiers d’identité et son laissez-passer dans leur enveloppe décachetée – avec le mot de Katrina – et plaça l’enveloppe bien en évidence sur l’établi.
Saltus avait achevé son travail et retirait le film de son appareil. Il avait laissé les journaux en désordre sur l’établi.
Chaney en fit une pile ordonnée. Une fois qu’il eut terminé cette corvée, il remarqua le titre :
REJET DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE PROVISOIRE DES CHEFS DE L’ETAT-MAJOR INTERARMEES
— Qu’ont-ils fait ? demanda-t-il.
Saltus le regarda avec stupeur.
— Mais bon sang, qu’est-ce que vous avez foutu là-bas, vous le civil ?
— Je n’ai pas pris la peine de lire les journaux.
— Mais quoi ?… Vous êtes aveugle ? Ce n’est pas pour rigoler que les flics font des patrouilles dans la ville. Et que la police d’État est armée jusqu’aux dents.
— Non… c’est à cause de l’affaire de Chicago. À cause du mur.
— Bon sang de bon Dieu !
Arthur Saltus traversa la pièce à grands pas et vint se planter devant Chaney. Face à tant de naïveté, il perdait soudain patience.
— Pardonnez-moi de vous dire ça tout cru, mais on a parfois l’impression que vous n’avez jamais quitté votre tour d’ivoire de l’Indiana, que vous êtes resté dans les nuages. Vous n’avez pas l’air de savoir ce qui se passe dans le monde, tellement vous avez le nez fourré dans vos foutues statistiques. En garde, Chaney ! En garde avant d’être mis hors de combat. L’état de siège a été proclamé, dit Saltus en pointant son long index sur les journaux empilés. Les chefs de l’état-major interarmées sont le général Grinnell, le général Brandon et l’amiral Elstar, les têtes du complot. Ils ont essayé de jouer un tour au Président mais ils se sont fait prendre, ils… quel est ce mot français ?
— Quel mot français ?
— Pour dire qu’on s’empare du pouvoir.
— Coup d’État, dit Chaney, abasourdi.
— C’est ça, un coup d’État. Ils sont entrés en force dans la Maison-Blanche pour y arrêter le Président et le Vice-président, et ils ont tenté de renverser le gouvernement par les armes. Notre propre gouvernement, M’sieur ! En Amérique du Sud on voit ça tous les jours, mais ici, dans notre pays, vous vous rendez compte ?
Saltus se tut et fit un effort visible pour se maîtriser. Au bout d’un moment, il dit :
— Vous m’excuserez, M’sieur. J’ai perdu mon sang-froid.
Chaney ne l’écoutait pas. Il se précipitait sur les journaux.
Ce n’était pas arrivé à la Maison-Blanche, mais à Camp David, résidence de campagne du Président.
Une panne d’électricité a plongé la région dans l’obscurité peu avant minuit, un lundi, veille de l’élection. Après la clôture de sa campagne en vue de se faire réélire, le Président prend l’avion pour Camp David afin de s’y reposer. Le système de secours prévu pour faire face à la coupure du courant ne fonctionne pas, et le Camp reste dans l’obscurité. Les deux cents hommes chargés de protéger la résidence se replient sur la petite ceinture de défense où ils doivent se regrouper en cas de situation critique, prenant ainsi position autour des bâtiments principaux occupés par le Président, le Vice-président et leurs aides de camp. Ils décident de ne pas se réfugier sous terre puisqu’il n’y a pas d’indice d’attaque armée. L’amiral Elstar se trouve parmi les personnalités présentes ; il débat avec le Président des opérations futures dans les mers d’Asie du Sud.
Trente minutes après le début de la panne, les généraux Grinnell et Brandon arrivent en voiture et sont autorisés à franchir la ligne de défense. Sur les ordres du général Grinnell les troupes font demi-tour sur place ; encerclant et isolant les bâtiments, elles semblent attendre des ordres. Les deux généraux pénètrent alors dans le bâtiment principal – l’arme haute – et informent le Président et le Vice-président qu’ils sont arrêtés par le commandement militaire, eux et tous les civils se trouvant dans ce secteur. L’amiral Elstar se joint à eux et annonce que les chefs de l’état-major interarmées assument le gouvernement des États-Unis pour une période de temps indéterminée ; il exprime son mécontentement sur la mauvaise gestion du pays par les civils et sur l’insuffisance de l’effort de guerre, et déclare que les chefs d’état-major ont été contraints à ce coup de force. Le Président semble accueillir ces nouvelles avec calme et n’oppose aucune résistance aux chefs militaires ; il demande à ses partisans d’éviter toute violence et de coopérer avec les officiers rebelles.
Les civils sont parqués dans une grande salle à manger et enfermés à clef. Aussitôt laissés à eux-mêmes, les aides de camp sortent des masques à gaz précédemment dissimulés dans cette salle ; les prisonniers mettent ces masques et se couchent sous les lourdes tables pour attendre les événements. Dehors on tire au mortier.
Le courant est rétabli à une heure juste. La fusillade cesse.
Des agents du FBI, portant eux aussi des masques à gaz, font irruption par la porte opposée et informent le Président que la rébellion est matée. Les chefs d’état-major et leurs troupes ont été capturés, sous le couvert d’un barrage de gaz, par un nombre non publié d’agents des services secrets, secondés par des officiers de police fédéraux. Les pertes subies par les troupes ont été réduites au minimum. Les chefs d’état-major sont indemnes.
Le Président et sa suite sont ramenés à Washington en hélicoptère, et le chef de l’État ordonne la remise en marche immédiate de toutes les chaînes de télévision pour annoncer la nouvelle de la tentative de coup d’État et de son échec. Le Congrès est convoqué en séance extraordinaire, et, sur la requête du Président, déclare le pays en état de siège. L’affaire est terminée.
Un porte-parole de la Maison-Blanche a fait savoir que le complot était connu de longue date, mais a refusé de révéler la source de cette information. Si on a laissé les choses aller aussi loin, a-t-il dit, c’est pour identifier les troupes sur lesquelles s’appuyaient les chefs militaires et connaître leur importance. Le porte-parole de la Maison-Blanche a déclaré que les rumeurs selon lesquelles ces troupes avaient été intoxiquées par des gaz psychotoxiques étaient dénuées de tout fondement, que les conjurés étaient accusés de haute trahison et incarcérés dans des prisons séparées, et qu’il se refusait à en préciser l’emplacement – tout ce qu’il pouvait indiquer c’est qu’elles se trouvaient dispersées à une certaine distance de Washington. Il s’est refusé, de même, à répondre aux questions relatives au nombre d’agents du FBI et d’officiers de police judiciaire ayant pris part à la répression, traitant par le mépris les rumeurs officieuses selon lesquelles il avait fallu mobiliser des milliers d’hommes pour mater le complot.
Seule information digne de foi : un grand nombre d’entre eux seraient restés dissimulés aux environs de Camp David plusieurs jours avant les événements. Mais tout ce que le porte-parole de la Maison-Blanche a accepté de reconnaître, c’est que les deux groupes de défenseurs avaient sauvé le Président et son entourage en témoignant d’un grand courage.