Brian Chaney ne s’aperçut pas que la lumière s’affaiblissait ; il n’entendit pas la douloureuse bande de caoutchouc lui claquer sur le tympan, ni le maillet massif écraser le bloc d’air comprimé, puis rebondir avec un doux soupir huileux. Il ne savait pas qu’Arthur Saltus l’avait quitté ; se retournant, il s’aperçut qu’il était seul.
Chaney parcourut des yeux l’abri et cria : « Saltus ! » Il n’y eut pas de réponse.
Il se dirigea à grands pas vers la porte et cria dans le couloir. « Saltus ! »
Des échos retentirent, puis ce fut le silence. Le lieutenant de vaisseau sortait du véhicule à sa base de départ.
— Écoute, Saltus, la voix qui te parle de la tour d’ivoire. Écoute-moi ! Combien veux-tu parier que le Président n’a pas risqué sa peau précieuse, sa peau à lui, sous une table de salle à manger ? Combien veux-tu parier qu’il a envoyé un sosie à Camp David. Ce n’est pas un héros au grand cœur, ce n’est pas un Bayard ; il ne pouvait pas être certain de l’issue du combat.
Chaney s’engagea dans le couloir.
— C’est nous qui l’avons prévenu, espèce d’idiot – c’est nous qui lui avons ramené la nouvelle. C’est nous qui l’avons informé du complot et de sa réélection. Tu t’imagines qu’il aurait eu le cran de risquer sa peau ? Sachant qu’il serait réélu le lendemain pour un nouveau mandat de quatre ans ? Tu crois cela, Saltus ?
Les caméras de contrôle le regardaient, sous les lumières crues.
Dans la salle des opérations, le TDV venait le récupérer avec un souffle d’air explosif.
Chaney tourna les talons et entra dans l’abri. Les journaux étaient empilés, le matériel bien rangé, les vêtements soigneusement pendus sur des portemanteaux. Il était revenu de sa mission et se préparait à quitter les lieux en ne laissant presque aucune trace de son passage.
Ses yeux tombèrent sur l’enveloppe décachetée contenant les instructions de Katrina, ses papiers d’identité, son laissez-passer. Ce message froid, impersonnel, distant – impassible, réservé. La femme d’Arthur Saltus lui donnant les instructions de dernière minute pour l’essai sur le terrain. Elle habitait toujours au Centre ; elle travaillait toujours pour le Bureau et son projet secret. Quant à son mari, à moins d’avoir été réaffecté à une unité combattante, il vivait avec elle.
Mais la caserne était dans l’obscurité, sa porte cadenassée.
Brian Chaney avait l’intime conviction qu’il était parti, que lui et le commandant avaient quitté le Centre. Il ne croyait pas aux boules de cristal, à la clairvoyance, aux intuitions ou prémonitions. Il laissait au commandant Moresby toutes ces balivernes, bonnes à mettre dans le même sac que les élucubrations de ses prophètes de pacotille. Et pourtant une conviction était ancrée dans son esprit.
Il n’était plus ici en novembre 1980.
XI
Chaney sentait qu’il y avait quelque chose de changé dans ses rapports avec ses collègues. Il n’aurait su préciser la nature de ce changement, la nuance était indéfinissable, mais elle était là.
Gilbert Seabrooke avait donné une réception le soir de leur retour pour célébrer le victorieux accomplissement de leur mission, et le Président les en avait félicités par un coup de téléphone. Il avait parlé d’une récompense, d’une médaille symbolisant la gratitude de la nation… condamnée pourtant à tout ignorer de cet exploit phénoménal. La seule réaction de Brian Chaney fut un merci poli ; il garda le silence. Seabrooke allait de-ci de-là, près de lui, alerte et vigilant.
Cette soirée ne fut pas aussi réussie qu’elle aurait pu l’être. Il y manquait cet élément indéfinissable de spontanéité, cette étincelle qui, une fois jaillie, transforme une réception banale en une partie de plaisir mémorable. Chaney se rappellerait cette fête, mais ce ne serait pas un souvenir exaltant. Il dédaigna le champagne en faveur du whisky, dont il but modérément. Le commandant Moresby paraissait renfermé, préoccupé, ruminant quelque problème personnel, et Chaney pensait qu’il songeait déjà au redoutable conflit politique qui allait s’engager dans deux ans. Moresby avait remercié le Président par un petit speech guindé et embarrassé, s’efforçant de lui assurer implicitement qu’il pouvait compter sur sa fidélité. Chaney s’était senti gêné pour lui.
Arthur Saltus avait dansé, monopolisant Katrina, allant jusqu’à faire la sourde oreille au conseil qu’elle lui chuchotait de la laisser accorder à Chaney et au commandant une petite partie de son temps. Chaney ne voulait pas, d’autorité, enlever à Saltus sa partenaire. Naguère, il l’aurait fait plus d’une fois sans se gêner – s’il s’était agi d’une soirée antérieure à son incursion dans le futur. Mais ce changement indéfinissable qu’il décelait chez les autres, il le percevait aussi en Kathryn van Hise. En ramenant de Joliet une masse de renseignements sur 1980, ils avaient bouleversé maintes perspectives, et le vernis superficiel de cette réception ne pouvait dissimuler cette altération du climat moral.
Un étranger était là : l’agent de liaison délégué par le sous-comité sénatorial. Chaney s’aperçut que cet homme l’observait à la dérobée.
La salle de conférences présentait son aspect habituel.
Le commandant Moresby étudiait une fois de plus une carte de Chicago et ses environs. Il traçait du doigt les principaux itinéraires et les voies détournées entre Joliet et la capitale de l’Illinois ; son doigt suivait aussi la voie ferrée traversant la banlieue de Chicago pour aboutir au vieux métro aérien. Arthur Saltus étudiait les photos qu’il avait ramenées de Joliet, avec une évidente prédilection pour une fille séduisante qui, au coin d’une rue, par grand vent, paraissait à la fois regarder vaguement le photographe et surveiller l’arrivée d’un car ou d’un autobus. Cette épreuve, par sa composition, révélait une main experte ; le sujet, pris à contre-jour, était nimbé de lumière solaire.
— M. Chaney ? dit Kathryn van Hise.
— Oui, Miss van Hise ? dit Chaney, ayant pivoté sur lui-même pour lui faire face.
— Les ingénieurs m’ont donné la ferme assurance que cette erreur ne se reproduira pas. Ils ont employé le temps écoulé depuis votre retour à reconstruire le gyroscope. La cause de l’incident était, paraît-il, une fuite de vide : ce défaut est éliminé. C’était là une erreur regrettable, mais je vous répète qu’elle ne se reproduira pas.
— Pourtant je ne demande pas mieux que d’arriver là-bas le premier. C’est ma seule façon de m’arroger les droits du plus ancien.
— Cela n’arrivera plus, Monsieur.
— C’est possible. Mais comment peuvent-ils en être sûrs ?
Katrina lui dit, épiant ses réactions :
— Vos prochains objectifs respectifs seront séparés d’une année, Monsieur, pour couvrir une plus longue période. Voulez-vous me proposer une date de votre choix ?
— Nous pouvons choisir ? demanda Chaney, trahissant sa surprise.
— Dans des limites raisonnables, Monsieur. M. Seabrooke vous invite à désigner tous les trois une date à votre convenance. Le projet initial de l’enquête doit être respecté, bien entendu, mais il ferait bon accueil à vos suggestions. Si vous préférez ne pas proposer de date, les ingénieurs le feront à votre place.
Chaney regarda le commandant, qui était assis à l’autre bout de la table.
— Qu’est-ce que vous prenez ?
— Le 4 juillet 1999, répondit Moresby promptement.
— Et pourquoi ?
— C’est une date importante, non ?
— Admettons. Et vous ? dit Chaney en se tournant vers Saltus.