— Mon anniversaire : le 23 novembre 2000. Un beau chiffre rond, n’est-ce pas ? En tout cas c’est ce que j’ai pensé. J’aurai cinquante ans ce jour-là, et je ne vois pas de meilleure façon de fêter ça.
Il ajouta tout bas, avec un air de conspirateur :
— Je pourrais emmener une bouteille. Faire les choses grandement.
Chaney réfléchissait. Que choisir ? Saltus intervint :
— Écoutez voir, M’sieur… n’allez pas dire à Seabrooke que vous voulez visiter Jéricho à la Saint-Jean il y a dix mille ans. Vous vous feriez flanquer à la porte. Suivez les règles. Que diriez-vous de Noël en l’an 2001. Ou du jour de l’an ?
— Non.
— Trouble-fête, rabat-joie. Qu’est-ce que vous choisissez ?
— Vraiment, ça m’est égal. Tout ce qu’on voudra.
— Choisissez une date, n’importe laquelle, insista Saltus.
— Eh bien, disons 2000+x. Qu’importe ?
— M. Chaney, qu’est-ce qui ne va pas ? dit Katrina anxieusement.
— Ça, dit Chaney, désignant les photos accumulées sur la table devant Saltus et la nouvelle moisson de polycopiés soigneusement disposés devant chaque fauteuil. Ça, c’est tout. Le futur ne semble pas très attrayant.
— Désirez-vous déclarer forfait ?
— Non, certainement pas. Je ne suis pas un lâcheur. Quand partons-nous ?
— Le lancement est programmé pour après-demain. Vous partirez à des intervalles d’une heure.
Chaney mélangea les papiers sur la table.
— Je suppose qu’il va nous falloir étudier ça maintenant. Que nous devons continuer sur notre lancée.
— Oui, Monsieur. Les renseignements acquis au cours des essais sont maintenant incorporés à notre enquête, et il convient d’en prolonger les différents éléments jusqu’à leur conclusion. Nous voulons connaître les solutions finales, naturellement, et ce sera à vous de suivre les pistes menant à ces faits nouveaux.
Kathryn van Hise hésita.
— Votre rôle dans l’enquête a été légèrement modifié, dit-elle à Chaney.
— En quel sens ? demanda-t-il, aussitôt sur ses gardes, soupçonneux.
— Vous n’entrerez pas dans Chicago.
— Ah ? Et que voulez-vous que je fasse ?
— Vous pourrez visiter toute autre ville qui soit accessible dans la limite des cinquante heures : Elgin, Aurora, Joliet, Bloomington. Vous avez le choix, mais Chicago vous est désormais interdit.
Il fixa la jeune femme avec un sentiment d’humiliation.
— Mais c’est ridicule ! Le problème de Chicago sera peut-être résolu et presque oublié dans vingt-deux ans.
— Oublié ? Pas si facilement, Monsieur. La sagesse commande de prendre le maximum de précautions. M. Seabrooke a décidé de vous interdire l’entrée de Chicago.
— Je démissionne…
— Si vous voulez, Monsieur. C’est très possible, et vous retrouverez votre contrat avec l’Indic.
— Non, je ne démissionne pas ! dit-il avec fureur.
— À votre aise.
Saltus s’interposa :
— Civil, asseyez-vous.
À sa surprise, Chaney constata qu’il s’était levé. Il s’assit, partagé entre un sentiment de frustration et une blessure d’orgueil humilié. Il croisa les doigts sur ses genoux et les serra de toutes ses forces, douloureusement. Il dit au bout d’un moment :
— Je regrette. Excusez-moi.
— Nous vous excusons, dit Saltus tranquillement. Et ne vous tourmentez pas pour ça. Seabrooke sait ce qu’il fait. Il ne veut pas que vous croupissiez nu et frissonnant dans une prison de Chicago, et encore moins qu’un corniaud quelconque vous épingle avec un flingot.
Le commandant Moresby dévisageait Chaney.
— Je ne vois pas très clair en vous, Chaney. Vous avez plus de cran que je n’imaginais, ou alors vous n’êtes qu’un pauvre imbécile.
— Je suis un pauvre imbécile quand je sors de mes gonds. C’est plus fort que moi.
Sentant que Katrina l’observait, il se tourna vers elle.
— Que veut-on que je fasse là-bas ?
— M. Seabrooke désire que vous passiez la plus grande partie du temps dans une bibliothèque pour y copier des documents intéressants. Vous serez muni d’une caméra appropriée ; votre mission sera de reproduire tous les textes de livres et de journaux se rapportant aux renseignements recueillis à Joliet.
— Vous voulez que je fasse l’historique des complots, des guerres et des séismes futurs. Que je copie tout… quitte à voler un livre d’histoire en cas de besoin.
— Vous pourrez en acheter un, Monsieur, et en photocopier les pages dans le sous-sol.
— Passionnant ! Comme équipée dans le futur, on ne fait pas mieux. Pourquoi ne pourrais-je pas rapporter le livre ?
— Il faudra que j’en demande l’autorisation à M. Seabrooke, dit la jeune femme après une hésitation. Cela me paraît raisonnable, si vous trouvez le moyen de compenser le poids supplémentaire.
— Katrina, je veux me promener, je veux voir ! Je ne veux pas perdre tout mon temps dans un trou.
— Vous pourrez, répéta la jeune femme, visiter toute autre ville qui soit accessible en respectant la limite de cinquante heures. Si la chose est sans risques.
— Je me demande comment est Bloomington, dit Chaney d’un air morose.
— Plein de filles ! répondit Saltus. Un port idéal pour marin en permission.
— Vous y êtes allé ?
— Non.
— Alors, qu’en savez-vous ?
— Je voulais vous remonter le moral, civil. C’est ma spécialité.
Il prit la photo de sa pin-up de Joliet et l’agita entre le pouce et l’index :
— Allez-y en été. C’est plus agréable.
Chaney le regarda. Il pensait à quelque chose, il évoquait un souvenir précis. Saltus lut dans sa pensée, et il rougit bel et bien. Il laissa tomber la photo et trahit son fugace sentiment de culpabilité en jetant un coup d’œil furtif à Katrina.
— Nous espérons que vous couvrirez un vaste champ d’informations, Monsieur.
— Je regrette de n’avoir que cinquante heures pour ce travail de recherche. Le faire convenablement prendrait des semaines ou même des mois.
— Vous aurez peut-être la possibilité de retourner sur le terrain à plusieurs reprises. Je poserai la question à M. Seabrooke.
Saltus : – Comment, Katrina, qu’est-ce que vous dites là ? Vous savez ce qui arrivera après l’enquête ? Ce que nous ferons ensuite ?
— Je ne peux pas vous donner une réponse satisfaisante, Commandant. Au stade actuel de l’opération, notre programme ne va pas au-delà du sondage sur Chicago. Cela parce que nous ne pouvons rien y ajouter avant de connaître le résultat des deux premières missions. Je ne pourrai vous donner une réponse définitive avant votre retour de Chicago.
— Mais à votre avis, est-ce que nous continuerons ?
— J’imagine qu’il y aura place pour d’autres enquêtes lorsque celle-ci aura été menée à bonne fin et ses résultats analysés. Ce n’est là que mon opinion personnelle, Commandant, ajouta-t-elle hâtivement. M. Seabrooke n’a pas encore mentionné la possibilité d’opérations futures.
— Et cette opinion me plaît, Katrina. Ça vaut mieux qu’un rafiot au sud de la mer de Chine.
— Et les objectifs secondaires ? Jérusalem et Dallas ? demanda Chaney.
— De quoi s’agit-il ? lança Moresby.
La jeune femme renseigna Moresby et Saltus. Chaney comprit qu’il avait été seul à être informé des deux programmes de remplacement, et il se demanda s’il n’avait pas éventé la mèche en les mentionnant. Katrina déclara :
— Les objectifs de remplacement sont en souffrance ; il est possible qu’on ne donne jamais suite à ces projets.