Elle regarda Brian Chaney et fit une pause.
— Les ingénieurs étudient maintenant une question relative au fonctionnement du véhicule ; il s’agit de savoir, semble-t-il, s’il peut opérer en marche arrière jusqu’à une date antérieure à la création de sa source d’énergie.
— Hé ! pas si vite. Traduisez.
— Cela veut dire que je ne pourrais pas visiter ce bon vieux Jéricho, lui dit Chaney. Pas d’électricité à cette époque. Je n’en suis pas sûr, mais je crois que Katrina a dit ceci : le TDV a besoin d’énergie tout au long de son trajet quelle que soit sa destination.
Moresby : – Mais ne nous avez-vous pas dit que les animaux cobayes ont été catapultés à un an ou plus dans le passé ?
— C’est exact, Monsieur, mais le réacteur nucléaire fonctionne depuis plus de deux ans. Jusqu’ici la limite d’incursion du TDV dans le passé était fixée au 30 décembre 1941 : il va peut-être falloir entièrement remettre en question cette donnée de principe. S’il s’avère que le véhicule ne peut opérer à une date antérieure à la création de sa source d’énergie, il faudra ramener sa limite d’utilisation dans le passé à une date arbitraire se situant à deux ans d’ici. Nous ne voulons pas perdre le véhicule.
— Il faudrait, dit Chaney, qu’un de ces brillants ingénieurs se mette sérieusement au travail – qu’il dresse un graphe des paradoxes, ou qu’il établisse une carte, ou n’importe quoi d’autre. Katrina, si vous continuez à tâtonner comme vous le faites, vous allez tôt ou tard vous trouver devant un mur.
Elle rougit et trahit une légère hésitation avant de répondre.
— L’Indiana Corporation a été pressentie à cet égard, Monsieur. M. Seabrooke a proposé que nous lui transmettions toutes les données dont nous disposons pour qu’elle les étudie de toute urgence. Les ingénieurs commencent à être conscients du problème.
Saltus regarda Chaney et dit : « Chîg ! »
Chaney lui adressa un large sourire et crut bon de s’excuser auprès de Moresby et de la jeune femme.
— C’est un vieux mot araméen, mais qui exprime exactement ma pensée. Je n’arrive pas à décider ce qui m’intéresserait le plus, dit-il après un moment de réflexion : rester ici et fabriquer des paradoxes, ou retourner là-bas les résoudre.
— Pas de chance, civil, dit Saltus. Pour un peu, je me serais porté volontaire. Je dis pour un peu. Je crois bien que j’aimerais être avec vous sur les remparts de Larsa et observer la crue de l’Euphrate ; je crois bien que j’aimerais… quoi ?
— Les remparts d’Our, pas de Larsa.
— Si vous préférez. En tout cas voir l’inondation, celle dont parle la Bible. Vous êtes un as du boniment, et vous seriez bien capable de me donner envie d’y aller avec vous. À quoi bon ? Je suppose que tout ça est tombé à l’eau… vous n’irez jamais dans le passé.
— Je ne crois pas que la Maison-Blanche autoriserait le sondage d’un passé aussi reculé, répondit Chaney. Elle n’y verrait aucun avantage politique, aucun profit immédiat.
— Chaney, vous parlez comme un imbécile ! dit sèchement le commandant Moresby.
— C’est possible. Mais si nous avions les moyens d’explorer le passé, je serais prêt à miser de l’argent sur certains objectifs politiques, et rien du tout sur d’autres. Que serait la carte de l’Europe, si Attila avait été étranglé dans son berceau ?
— Chaney ! Non, tout de même…
Mais Chaney s’entêtait.
— Que serait la carte d’Europe si Lénine avait été exécuté à la place de son frère aîné pour avoir participé au complot contre le Tsar ? Que serait la carte des États-Unis si George III avait été guéri de sa démence ? Si Robert E. Lee était mort dans son enfance ?
— Vous pouvez être sûr qu’on ne vous laissera pas mettre le pied dans le passé avec des idées de ce genre.
Sèchement : — Je ne compterais pas en être récompensé par une prime.
— Non, n’y comptez pas.
Kathryn van Hise vit dans cette impasse l’occasion d’intervenir.
— Messieurs, s’il vous plaît. Il vous reste à subir vos derniers examens médicaux. Je vais appeler le médecin pour l’informer de votre arrivée.
Chaney grimaça et claqua des doigts.
— À l’instant, dit-il.
Elle se tourna vers lui.
— M. Chaney, voulez-vous rester ici un moment ; j’ai besoin de renseignements supplémentaires sur les données de votre enquête.
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? dit Saltus, sa curiosité piquée.
La jeune femme feuilleta les polycopiés pour y trouver la transcription de l’enregistrement de Chaney.
— Certaines parties de ce rapport gagneraient à être précisées. Si vous voulez bien me dicter vos réponses, je les prendrai en sténo.
— Tout à votre service.
— Merci. Le médecin vous attend, messieurs, ajouta Kathryn van Hise se tournant à moitié vers les deux autres chronautes.
Moresby et Saltus se levèrent de table. Saltus lança à Chaney un coup d’œil d’avertissement pour lui rappeler une certaine promesse. Chaney y répondit par un signe de tête : promesse confirmée.
Les deux hommes quittèrent la salle de conférences.
Dans le silence laissé par leur départ, Brian Chaney regarda Katrina assise en face de lui. Elle attendait calmement, les doigts entrelacés sur la table.
Il se rappelait ses pieds nus sur le sable, l’intimité du short en delta et du corsage transparent, le livre qu’elle tenait à la main et son air désapprobateur. Il se rappelait le minuscule, l’ahurissant slip de bain, qu’elle avait porté à la piscine, et la façon dont Arthur l’avait monopolisée.
— C’était un peu voyant, Katrina.
Elle continuait à l’étudier, ne se décidant pas à prendre la parole. Il attendait d’elle une réplique, tout en retenant dans son esprit l’image de sa première apparition sur la plage. Elle lui dit enfin :
— Qu’est-il arrivé là-haut, Brian ?
Il cligna des paupières en l’entendant prononcer son prénom, pour la première fois.
— Beaucoup, beaucoup de choses… Tout est relaté dans nos rapports.
— Qu’est-il arrivé là-haut, Brian ? répéta la jeune femme.
Il hocha la tête.
— Seabrooke devra se contenter des rapports.
— Cela n’a rien à voir avec M. Seabrooke.
— Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter, dit Chaney avec circonspection.
— Il est arrivé quelque chose là-haut. Je suis consciente d’un changement par rapport à la situation telle qu’elle se présentait avant les essais, et je crois que vous en êtes conscients, vous aussi. Quelque chose a créé une différence, une discordance assez difficile à définir.
— Le mur de Chicago, probablement. Et le putsch des généraux.
— Ce fut un choc pour nous tous. Mais quoi d’autre ?
Cherchant une échappatoire, Chaney ponctuait ses paroles de gestes.
— J’ai trouvé la caserne fermée, verrouillée. Je crois que le commandant et moi-même avons quitté le Centre.
— Mais pas le lieutenant de vaisseau Saltus ?
— Il est peut-être parti… je ne sais pas.
— Vous n’en avez pas l’air bien sûr.
— Je ne suis sûr de rien. Il nous était interdit d’ouvrir les portes, de regarder les gens, de poser des questions. Je n’ai pas ouvert de portes. Tout ce que je sais, c’est que notre caserne a été fermée… et je doute que Seabrooke nous fasse une place dans ses appartements.
— Qu’auriez-vous fait s’il vous avait été permis d’ouvrir les portes ?