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La comparaison était juste, Peggy dut l’avouer. Elle n’était plus que ça, désormais. Plus que des cendres. Elle s’était complètement consumée.

Maman garda le bébé sang-mêlé dans ses bras pendant que Peggy montait au grenier chercher le berceau. Personne ne se réveilla cette fois-ci, sauf le pasteur. Il était bien éveillé, lui, derrière sa porte, mais il ne sortirait à aucun prix. Maman et Peggy firent le petit lit dans la chambre des parents et y couchèrent l’enfant. « Dis-moi, on y a donné un nom, à ce pauvre orphelin ? demanda maman.

— Elle y en a pas donné, dit Peggy. Dans sa tribu, une femme avait pas d’nom tant qu’elle était pas mariée, et un homme non plus tant qu’il avait pas tué son premier animal.

— Mais c’est affreux, ça, dit maman. C’est même pas chrétien. Alors elle est morte sans avoir reçu l’baptême.

— Non, fit Peggy. Elle a bien été baptisée. La femme de son propriétaire y a veillé – tous les Noirs d’leur plantation ont été baptisés. »

Le visage de maman se durcit. « Elle a dû s’figurer que ça faisait d’elle une chrétienne. Bon, j’vais te trouver un nom, moi, mon p’tit bonhomme. » Elle eut un sourire malicieux. « D’après toi, ça y ferait quel effet, à ton père, si j’appelais ce bébé Horace Guester junior ?

— Il en mourrait, dit Peggy.

— M’est avis qu’oui. J’suis pas ’core prête à faire une veuve. Pour l’instant, on va donc l’appeler… oh, j’arrive pas à réfléchir, Peggy. C’est quoi, les noms des hommes noirs ? Et si j’y donnais un nom d’enfant blanc ?

— Le seul nom d’Noir que j’connais, c’est Othello, dit Peggy.

— Pour un drôle de nom, c’est un drôle de nom, fit maman. T’as dû pêcher ça dans un des livres de Whitley Physicker. »

Peggy resta silencieuse.

« J’ai trouvé, dit maman. J’ai son nom. Cromwell. Le nom du Lord Protecteur.

— Autant l’appeler Arthur, comme le roi », dit Peggy.

Maman gloussa puis rit franchement. « Le v’là, ton nom, p’tit bonhomme. Arthur Stuart ! Et si ça lui déplaît, au roi, qu’tu t’appelles comme lui, il pourra toujours nous envoyer une armée que je l’changerai pas. C’est Sa Majesté qui devra changer l’sien d’abord. »

* * *

Malgré l’heure tardive où elle monta se coucher, Peggy se réveilla tôt le lendemain matin. Ce furent les sabots d’un cheval qui la tirèrent du sommeil. Elle n’eut pas besoin d’aller à la fenêtre pour reconnaître la flamme de vie du pasteur qui s’éloignait au galop. Galope donc, Thrower, dit-elle en silence. Tu ne seras pas le seul à prendre le large ce matin, à fuir le garçon de onze ans qui s’en vient.

Ce fut par la fenêtre orientée au nord qu’elle alla regarder. Elle voyait entre les arbres jusqu’au cimetière sur la colline. Elle essaya de repérer la tombe creusée durant la nuit, mais il n’y avait aucun indice perceptible à ses yeux naturels, et dans une tombe il n’y avait pas de flamme de vie non plus, rien pour l’aider. Alvin, lui, il la verrait, ça, elle en était sûre. La première chose qu’il ferait, ce serait d’aller au cimetière, parce que c’était là que reposait le corps de son frère aîné, Vigor, emporté par la rivière Hatrack quand il sauvait la vie de sa mère, moins d’une heure avant qu’elle ne donne naissance à son septième fils. Mais Vigor avait résisté à la mort juste assez longtemps, malgré tous les efforts de la rivière pour le tuer, il avait résisté assez longtemps et Alvin était né septième de sept fils vivants. Peggy avait regardé sa flamme de vie vaciller puis s’éteindre aussitôt après la naissance du bébé. On avait dû lui raconter cette histoire plus de mille fois. Il irait donc au cimetière ; lui, il se projetterait dans la terre et découvrirait ce qu’on y avait caché. Il trouverait la tombe dépourvue d’inscription et le corps amaigri tout frais enseveli.

Peggy prit la boîte contenant la coiffe et la mit au fond d’un sac de toile avec sa deuxième robe, un cotillon et les derniers livres que lui avait ramenés Whitley Physicker. Elle ne voulait pas rencontrer le jeune garçon face à face, mais elle ne l’oublierait pas pour autant. Elle toucherait à nouveau la coiffe ce soir, ou peut-être seulement demain matin ; elle serait avec lui en esprit et se servirait de ses sens pour trouver la tombe de cette Noire sans nom.

Son bagage fait, elle descendit.

Maman chantait pour le bébé pendant qu’elle pétrissait le pain ; elle avait tiré le berceau dans la cuisine et le remuait du pied, bien qu’Arthur Stuart dormît à poings fermés. Peggy déposa son sac à l’extérieur de l’office, près de la porte, entra et toucha l’épaule de sa mère. Elle espérait un peu que maman aurait beaucoup de chagrin en découvrant son départ. Mais il n’en serait rien. Oh, elle ferait des scènes et piquerait des colères au début, mais avec le temps Peggy lui manquerait moins que prévu. C’est le bébé qui lui occuperait l’esprit tout entier, elle ne s’inquiéterait pas pour sa fille. D’ailleurs, maman savait Peggy capable de se débrouiller toute seule. Maman savait que Peggy n’avait pas besoin qu’on la tienne par la main. Alors qu’Arthur, si.

Ce n’était pas la première fois que Peggy remarquait le peu d’intérêt de sa mère pour elle, sinon le choc eût été rude. Mais s’agissant au moins de la centième, elle en avait pris l’habitude et cherchait une raison derrière tout ça ; elle aimait quand même sa maman, meilleure âme que la plupart des gens, et lui pardonnait de ne pas aimer, elle, davantage sa fille.

« Je t’aime, maman, dit Peggy.

— Je t’aime aussi, petite », fit maman. Elle ne leva même pas les yeux et ne soupçonna pas ce que Peggy avait en tête.

Papa dormait toujours. Après tout, il avait creusé une tombe durant la nuit et il l’avait remplie.

Peggy écrivit quelques lignes. Il lui arrivait parfois de s’appliquer et d’écrire les mots avec des lettres en plus, comme dans les livres, mais cette fois-ci elle tenait à ce que papa puisse la lire tout seul. Ce qui voulait dire ne pas mettre plus de lettres que celles qu’on entendait en lisant à voix haute.

Je vous aim papa et maman mai je doi partir. Je connai que cé mal de laicé Hatrack san torche mai j’ai été torche pendan sèze an. J’ai vu mon avnir é il marivera rien vous inquiété pa pour moi.

Elle sortit par la porte de devant, porta son sac jusqu’à la route et n’attendit pas plus de dix minutes le passage de la voiture du docteur Whitley Physicker ; il effectuait la première étape d’un déplacement à Philadelphie.

« Tu ne m’attendais quand même pas sur la route comme ça uniquement pour me rendre le Milton que je t’ai prêté », dit Whitley Physicker.

Elle sourit et secoua la tête. « Non, m’sieur, j’aimerais qu’vous m’emmeniez à Dekane. J’compte rendre visite à une personne amie d’mon père, mais si ma présence vous dérange pas je préférerais économiser l’prix d’une diligence. »

Peggy le regarda réfléchir un instant, mais elle savait qu’il la laisserait monter, et sans demander à ses parents encore. C’était le genre d’homme à estimer qu’une fille valait autant que n’importe quel garçon ; en outre il appréciait beaucoup Peggy, il la considérait un peu comme une nièce. Il savait aussi qu’elle ne mentait jamais, il n’avait donc pas besoin de vérifier auprès de sa famille.

Et elle ne lui avait pas menti, pas plus qu’elle ne mentait quand elle s’arrêtait de parler sans dire tout ce qu’elle savait. L’ancienne maîtresse de papa, la femme dont il rêvait et souffrait, elle habitait là-bas, à Dekane ; veuve depuis quelques années, son deuil était cependant terminé, aussi ne repousserait-elle pas de la compagnie. Peggy la connaissait bien, cette dame, elle l’avait étudiée de loin durant des années. Si je frappe à sa porte, songea-t-elle, rien ne m’oblige à lui dire que je suis la fille d’Horace Guester ; j’aurai beau être une étrangère, elle me fera entrer, oui, parfaitement, et elle s’occupera de moi, elle me guidera. Mais peut-être que je lui dirai malgré tout de qui je suis la fille, que j’ai su que je devais venir la trouver, et que papa vit toujours avec le douloureux souvenir de son amour pour elle.