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Il cria de surprise, puis de douleur quand une autre pensée lui traversa l’esprit. Était-ce la torche qu’on avait enterrée là ? Sa mère avait dit qu’elle s’était enfuie, mais quand les gens s’enfuient, il n’est pas rare qu’ils s’en reviennent morts. Sinon pourquoi la mère avait-elle tant de chagrin ? La propre fille de l’aubergiste, enterrée sans marque distinctive… oh là, très mauvais signe, ça. Est-ce qu’elle s’était enfuie et tellement couverte de honte que ses parents ne tenaient pas à signaler l’emplacement de sa sépulture ? Autrement, pourquoi la laisser là sans pierre tombale ?

« Qu’esse qui va pas, mon gars ? »

Alvin se releva, se retourna et fit face à l’arrivant. Un rude gaillard d’apparence plutôt bonhomme ; mais pour l’instant il n’avait pas l’air commode.

« Qu’esse tu fais là, dans c’te cimetière, mon gars ?

— M’sieur, répondit Alvin, mon frère, il est enterré icitte. »

L’homme réfléchit un moment, son visage s’adoucit. « Tes d’cette famille-là. Mais j’ai souvenance que tous leurs gars, ils avaient déjà ton âge à l’époque…

— J’suis l’bébé qu’est né icitte ce soir-là. »

À cette nouvelle, l’homme ouvrit les bras pour étreindre Alvin. « Ils t’ont appelé Alvin, hein ? dit-il, pareil que ton père. Dans l’pays, on l’appelle Alvin Bridger, l’ponteur, quoi, l’est comme qui dirait une légende. Laisse-moi te r’garder, que j’voye c’que t’es devenu. Septième fils d’un septième fils, d’retour sus ton lieu de naissance et sus la tombe de ton frère. Ça va d’soi, tu restes à mon auberge. J’suis Horace Guester, tu l’as compris, j’suis content d’faire ta connaissance, mais t’es pas un peu grand pour… t’as quoi, dix, onze ans ?

— Presque douze. Les genses, ils disent que j’suis grand.

— J’espère que t’es fier d’la tombe qu’on y a faite, à ton frère. On l’admire par chez nous autres, et pourtant on l’a connu qu’mort, jamais d’son vivant.

— Ça m’convient, dit Alvin. C’est une bonne pierre. » Puis, parce qu’il ne pouvait pas se retenir – ce n’était pourtant pas très prudent de sa part –, il ne fit ni une ni deux et posa la question qui lui brûlait les lèvres. « Mais je m’demande, m’sieur, pourquoi qu’y a une jeune fille qu’on a enterrée icitte hier sans pierre ni rien pour dire son nom. »

La figure d’Horace Guester blêmit. « Tu l’as vue, fallait s’y attendre, murmura-t-il. Un pénétrant ou aut’ chose. Septième fils. Que Dieu nous protège tous.

— C’est-y qu’elle a fait quèque chose de déshonorant, m’sieur, qu’y a rien sus sa tombe ? demanda Alvin.

— Rien de déshonorant, répondit Horace. Dieu m’est témoin, mon garçon, c’te jeune fille a vécu noblement et elle est morte de même. On a rien mis sus sa tombe pour que not’ maison soye un refuge à d’aut’ genses comme elle. Mais oh, mon p’tit, dis-moi que tu l’répéteras à personne, c’que t’as trouvé enterré icitte. Tu causerais du mal à des dizaines, des centaines de malheureux perdus sus la route entre l’esclavage et la liberté. Veux-tu m’croire, m’faire la confiance et l’amitié d’garder l’secret ? J’aurais trop d’peine d’un coup, que l’histoire s’ébruite après avoir perdu ma fille, tout ça l’même jour. Vu qu’ce secret, j’peux pas te l’cacher, va falloir que tu l’gardes avec moi, Alvin, mon garçon. Dis-moi que tu vas l’faire.

— J’garde un secret qu’est respectable, m’sieur, dit Alvin, mais c’est quoi, l’secret respectable qui force à enterrer sa propre fille sans pierre tombale ? »

Les yeux d’Horace s’agrandirent, puis il éclata de rire comme un fou. Une fois ressaisi, il donna une tape sur l’épaule d’Alvin. « C’est pas ma fille qu’est là dans la terre, mon gars, qu’esse qui t’a fait croire ça ? C’est une p’tite Noire, une marronneuse qu’est morte hier au soir en venant dans l’Nord. »

À ce moment-là seulement, Alvin se rendit compte que le corps était de toute façon bien trop petit pour seize ans. C’était un corps de gamine. « L’bébé dans vot’ cuisine, c’est son frère ?

— Son fils, dit Horace.

— Mais elle est si p’tite, fit Alvin.

— C’est pas ça qu’a empêché son propriétaire blanc d’la mettre en ceinture, mon gars. J’connais pas ton idée sus la question de l’esclavage, ou même si tu y as réfléchi, mais j’te demande asteure d’y penser. Rends-toi compte : l’esclavage permet à un homme blanc d’voler la vertu d’une fille et d’continuer d’aller à l’église le dimanche pendant qu’la malheureuse pleure de honte et porte son enfant bâtard.

— Vous êtes un ’bolitionnisse, hein ? demanda Alvin.

— M’est avis qu’oui, fit l’aubergiste, mais je m’dis que tout bon chrétien est un ’bolitionnisse de cœur.

— M’est avis, approuva Alvin.

— J’espère que toi, t’en es un, par rapport que si la nouvelle s’répand que j’ai aidé une esclave à passer au Canada, les pisteux et traqueux d’Appalachie et des Colonies de la Couronne vont m’avoir à l’œil, et j’pourrai plus en aider d’autres à s’enfuir. »

Alvin regarda à nouveau la tombe et songea au bébé dans la cuisine. « Z’allez dire au bébé où qu’est la tombe de sa maman ?

— Quand il sera assez grand pour l’entendre et pour pas l’répéter, dit l’homme.

— Alors j’garderai vot’ secret, si vous gardez l’mien. »

L’homme leva les sourcils puis étudia Alvin. « T’as un secret, toi, Alvin, à ton âge ?

— J’ai pas particuyèrement envie qu’les genses, ils apprennent que j’suis un septième fils. J’suis icitte pour faire l’apprentissage chez Conciliant Smith, que j’crois bien entendre donner des coups d’marteau dans la forgerie là-bas.

— Et t’as pas envie qu’les genses connaissent que t’arrives à voir un corps enterré dans une sépulture sans pierre tombale.

— Vous avez bien compris c’que j’voulais, fit Alvin. J’dirai pas vot’ secret et vous direz pas l’mien.

— T’as ma parole », promit l’homme. Puis il tendit la main.

Alvin la prit et la serra de bon cœur. La plupart des adultes n’avaient pas l’idée de passer de tels marchés avec un enfant comme lui. Mais cet homme lui avait même offert la main, comme à un égal. « Vous allez voir, j’connais comment tenir ma parole, m’sieur, dit Alvin.

— Et tout l’monde dans l’pays te dira qu’Horace Guester tient lui aussi ses promesses. » Puis il le mit au courant de l’histoire qu’ils avaient concoctée à propos du bébé, que c’était le petit dernier des Berry qui l’avaient confié à la vieille Peg Guester pour qu’elle l’élève, vu qu’ils n’avaient pas besoin d’un gamin de plus et que Peg avait toujours désiré un fils à elle. « Et ça, c’est ben vrai, dit Horace Guester. Encore plusse depuis que Peggy est partie.

— Vot’fille », fit Alvin.

Soudain, les yeux d’Horace Guester s’emplirent de larmes et il fut secoué de sanglots comme Alvin n’en avait jamais entendu chez un adulte. « Elle s’en est partie c’matin, dit Horace Guester.

— P’t-être qu’elle est allée voir quelqu’un à la ville ou ailleurs », dit Alvin.

Horace secoua la tête. « J’te demande pardon de pleurer d’même, j’te demande pardon, j’suis fatigué, faut dire c’qui est, toute la nuit debout, et puis c’matin… elle qu’était partie, comme ça. Elle nous a laissé un mot. Elle est partie pour de bon.

— Vous connaissez pas l’homme avec qui elle est partie ? demanda Alvin. P’t-être qu’il va la marier, c’est arrivé un coup à une Suédoise dans l’pays d’la Noisy…»

Horace se retourna ; le rouge de la colère lui montait à la figure. « T’es qu’un drôle, tu fais pas attention à c’que tu racontes. Alors je m’en vais te dire, elle est pas partie avec un homme. C’est une fille de grande vertu et personne a jamais prétendu l’contraire. Non, elle est partie seule, mon gars. »