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Alvin avait cru voir toutes sortes de choses étranges au cours de son existence : une tornade changée en tour de cristal, un rouleau de tissu fait de toutes les âmes des hommes et des femmes, des tortures et des meurtres, des racontars et des miracles. Alvin connaissait mieux la vie que la plupart des garçons de son âge. Mais ça, c’était plus étrange que tout : une jeune fille de seize ans décidait brusquement de quitter la maison de son père, sans mari ni rien. Il n’avait encore jamais vu de femme aller où que ce soit toute seule au-delà de la cour de chez elle.

« Elle… elle craint rien ? »

Horace eut un rire amer. « Si elle craint rien ? Mais ben sûr que non. C’est une torche, Alvin, la meilleure dont j’aie jamais entendu causer. Elle voit l’monde à des milles de distance, elle connaît ce qu’ils ont dans l’cœur, personne peut s’approcher d’elle en pensant à mal par rapport qu’elle voit exactement ce que l’autre a en tête et comment y échapper. Non, je m’inquiète pas pour elle. Elle est capable de s’débrouiller mieux qu’un homme. C’est seulement qu’elle me…

— Manque, fit Alvin.

— J’crois qu’y a pas b’soin d’être une torche pour l’deviner, hein, mon gars ? Elle me manque. Et ça m’fait un peu mal au cœur qu’elle soye partie d’un coup sans prévenir. J’aurais pu lui donner la bénédiction avant d’la laisser s’en aller. Sa maman aurait pu lui préparer un bon sortilège – note bien qu’la ’tite Peggy en a guère besoin – ou au moins un repas froid pour la route. Mais rien de tout ça, pas d’au revoir ni de « Dieu-te-protège ». Comme si elle fuyait un monstre abominable et qu’elle n’avait que l’temps d’fourrer une seule robe de r’change dans un sac de drap avant d’passer la porte à toutes jambes. »

Comme si elle fuyait un monstre… Ces mots transpercèrent Alvin jusqu’au fond de l’âme. Elle avait un tel talent qu’elle avait fort bien pu le voir venir. Enfuie subitement, le matin de son arrivée. Elle n’aurait pas été une torche, on aurait pu mettre ça sur le compte du hasard. Mais c’en était une, justement. Elle l’avait vu venir. Elle savait qu’il faisait tout ce chemin dans l’espoir de la retrouver et de lui demander de l’aider à devenir ce pour quoi il était né. Elle avait vu ça et elle avait pris la fuite.

« J’suis vraiment désolé qu’elle soye partie, dit Alvin.

— J’te remercie d’compatir, mon ami, c’est gentil de ta part. J’espère seulement que ça durera pas trop longtemps. J’espère qu’elle va faire c’qui l’a poussée à partir et qu’elle s’en reviendra dans quèques jours, ou p’t-être dans deux ou trois semaines. » Il se mit à nouveau à rire, ou à sangloter peut-être, c’était à peu près le même bruit. « J’peux même pas aller demander à la torche d’Hatrack de m’dire la bonne fortune à son sujet, par rapport qu’la torche d’Hatrack, elle s’en est partie. »

Horace se remit à pleurer pour de bon, le temps d’une minute. Puis il saisit Alvin aux épaules et le regarda dans les yeux, sans même dissimuler les larmes sur ses joues. « Alvin, souviens-toi qu’tu m’as vu pleurer comme une femme et tu t’souviendras de c’que ressentent les pères quand leurs enfants les quittent. C’est ça qu’ton père ressent asteure que t’es loin de lui.

— J’connais, fit Alvin.

— Bon, si ça t’ennuie pas, dit Horace Guester, j’ai b’soin d’rester seul icitte. »

Alvin lui toucha brièvement le bras puis s’en retourna. Il ne redescendit pas vers la maison pour prendre le repas de midi que lui avait offert la vieille Peg Guester. Il était trop bouleversé pour s’asseoir à leur table et manger. Comment leur expliquer que le départ de cette torche lui brisait presque autant le cœur qu’à eux ? Non, il devait garder le silence. Les réponses qu’il venait chercher à Hatrack, elles s’en étaient allées avec une jeune fille de seize ans qui ne voulait pas le rencontrer quand il arriverait.

Elle a peut-être vu mon avenir et elle me déteste. Je suis peut-être un monstre plus horrible que tout ce qu’on n’a jamais imaginé par une nuit de cauchemar.

Il suivit les coups de marteau du forgeron. Ils l’entraînèrent sur un vague sentier conduisant à une resserre à cheval sur un ruisseau qui sortait directement à flanc de colline. Longeant le cours d’eau, il descendit la pente dégagée d’une prairie et arriva derrière la forge. Une fumée âcre en montait. Il fit le tour et vit à l’intérieur, par la grande porte coulissante, le forgeron qui martelait une barre de fer rougi pour lui donner une forme arrondie sur le col de son enclume.

Alvin s’arrêta pour le regarder travailler. Du dehors, il sentait nettement la chaleur de la forge ; dedans, ça devait ressembler aux feux de l’enfer. Les muscles du forgeron donnaient l’impression d’une cinquantaine de cordes distinctes qui lui maintenaient le bras sous la peau. Ils glissaient et roulaient les uns sur les autres quand le marteau s’élevait en l’air, puis se regroupaient tous d’un bloc quand il s’abattait. D’aussi près, Alvin avait du mal à supporter le son de cloche assourdissant du métal sur le métal, que l’enclume, comme un diapason, répercutait sans fin. Le corps du forgeron dégoulinait de transpiration ; il était torse nu, sa peau blanche rougie par la chaleur, striée de traînées de suie provenant de la chaufferie et de sueur s’échappant de ses pores. On m’a envoyé là pour devenir l’apprenti du diable, se dit Alvin.

Mais il sut que c’était une idée stupide au moment même où elle lui venait. Il avait sous les yeux un homme dur à la tâche, voilà tout, qui gagnait sa vie grâce à un savoir-faire dont toute ville avait besoin pour espérer se développer. À en juger par la dimension des corrals destinés aux chevaux dans l’attente d’être ferrés et par les tas de barres de fer qui allaient être transformées en socs et faucilles, en haches et fendoirs, il faisait aussi de bonnes affaires. Si j’apprends ce métier je n’aurai jamais faim, songea Alvin, et les gens seront toujours contents de me trouver.

Il y avait autre chose. Qui touchait au feu brûlant et au fer rougi. Ce qui se réalisait dans cette forge s’apparentait un peu à ce qu’il accomplissait, lui. Il avait travaillé la pierre dans la carrière de granit, au moment de tailler la meule pour le moulin de son père, et il savait que son talent lui permettrait probablement de se projeter dans le métal et de le modeler à volonté. Mais il avait à apprendre sur la forge, le marteau, le soufflet, le feu et l’eau des baquets de refroidissement, toutes choses qui l’aideraient à devenir ce pour quoi il avait vu le jour.

Alvin considéra alors le forgeron, non plus comme un étranger costaud, mais comme l’homme qu’il serait lui-même un jour. Il voyait de quelle façon les muscles de ses épaules et de son dos s’étaient développés. Le corps d’Alvin était fort d’avoir coupé du bois, fendu des piquets, hissé, redressé… tout ce qui lui permettait de gagner quelques pièces dans les fermes voisines. Mais pour ces travaux-là tous les muscles participaient aux mouvements. On se penchait en arrière pour soulever la hache, et quand elle retombait, c’était comme si tout le corps ne faisait qu’un avec le manche ; jambes, hanches et dos, tout bougeait à l’instant du coup. Mais le forgeron, il tenait le fer rougi dans les pinces, il le maintenait si fermement et si précisément contre l’enclume que pendant que son bras droit balançait le marteau, le reste du corps ne frémissait pas d’une secousse, son bras gauche restait aussi immobile et solide que le roc. Son travail avait différemment modelé le forgeron, avait demandé aux bras davantage de force pure ; les muscles rattachés au cou et au sternum saillaient d’une tout autre manière que ceux d’un petit gars de ferme.