Alvin sentit à l’intérieur de lui-même comment ses propres muscles se développaient et il sut aussitôt où les changements devraient se produire. Ça faisait partie de son talent de pouvoir se guider dans la chair aussi facilement qu’il se repérait dans les configurations internes de la pierre vive. Déjà, ramassé au fond de lui-même, il apprenait à son corps à se transformer en prévision de son nouveau travail.
« Mon gars, fit le forgeron.
— M’sieur, fit Alvin.
— T’as de l’ouvrage pour moi ? J’te connais pas, hein ? »
Alvin s’avança et présenta le mot de son père.
« Lis-le moi, mon gars, mes yeux sont pas trop bons. »
Alvin déplia le papier. « D’Alvin Miller, de Vigor Church, à Conciliant Smith, forgeron de Hatrack River. Voici mon garçon Alvin que vous avez accepté de prendre pour apprenti jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Il travaillera dur, il fera tout ce que vous lui demanderez, et vous lui apprendrez tout ce qu’il faut connaître pour devenir un bon forgeron, comme dans le contrat que j’ai signé. C’est un bon petit gars. »
Le forgeron tendit la main, prit le papier et l’approcha tout contre ses yeux. Ses lèvres bougèrent tandis qu’il répétait quelques phrases. Puis il claqua le papier sur l’enclume. « Elle est bonne, celle-là ! fit-il. Tu connais donc pas que t’as pas loin d’un an d’retard, mon gars ? Je t’attendais au printemps passé, moi. J’ai r’fusé trois propositions d’apprentis, j’avais la parole de ton p’pa que t’arrivais, et résultat j’me suis r’trouvé sans aide toute cette année par rapport qu’il l’a pas tenue, sa parole. Asteure faudrait que j’te prenne avec un an d’moins sus l’contrat, sans même me d’mander mon avis ni mot d’excuse.
— Pardon, m’sieur, dit Alvin. Mais on a eu la guerre l’an passé. J’venais icitte et je m’suis fait prendre par les Chok-Taws.
— Prendre par… oh, allons, mon gars, m’fais pas des accroires pareilles. Si les Chok-Taws t’avaient pris, t’aurais plus tes jolis cheveux sus la tête asteure, ça non ! Et y aurait d’fortes chances pour qu’y t’manque quèques doigts.
— C’est Ta-Kumsaw qui m’a sauvé, dit Alvin.
— Oh, t’as sans doute aussi vu l’Prophète et marché avec lui sus les eaux. »
De fait, c’était exactement ça. Mais le ton du forgeron persuada Alvin qu’il ne serait pas malin de le dire. Aussi ne répondit-il pas.
« Où qu’est ton cheval ? demanda le forgeron.
— J’en ai pas, fit Alvin.
— Ton père a écrit la date sus c’te lettre, mon gars, deux jours passés ! T’a ben fallu venir à cheval.
— J’ai couru. » À peine avait-il répondu qu’il s’aperçut de son erreur.
« Couru ? fit le forgeron. Pieds nus ? Doit bien y avoir quatre cents milles d’icitte à la Wobbish, sinon plusse ! Tu devrais avoir les pieds en charpie jusqu’aux genoux ! M’fais pas des accroires, mon gars ! J’veux pas d’menteux chez moi ! »
Alvin avait le choix, il le savait. Il pouvait expliquer qu’il était capable de courir comme un homme rouge. Conciliant Smith ne le croirait pas, et Alvin serait forcé de lui donner un échantillon de ses prouesses. Il n’y aurait rien de plus facile. Tordre une barre de fer seulement en passant la main dessus. Mélanger deux roches pour qu’elles n’en forment plus qu’une. Mais Alvin avait déjà pris la décision de ne pas montrer ses talents par ici. Comment ferait-il un véritable apprenti si les gens venaient le trouver pour qu’il leur taille des pierres de cheminée, qu’il leur remette en état une roue cassée ou pour toute réparation que lui permettaient ses pouvoirs ? D’ailleurs, il n’avait jamais fait ça, s’exhiber uniquement pour prouver ce dont il était capable. Chez lui, il n’utilisait son talent qu’en cas de besoin.
Il s’en tint donc à sa résolution de garder son talent pour lui autant que possible. Ne rien dire de ce qu’il pouvait accomplir. Simplement apprendre comme n’importe quel garçon ordinaire, travailler le fer à la manière du forgeron, laisser les muscles de ses bras, ses épaules, sa poitrine et son dos lentement s’enforcir.
« J’bêtisais, dit Alvin. Un homme m’a fait monter sus son deuxième cheval.
— J’goûte pas ce genre de bêtise, dit le forgeron. J’aime pas ça, que tu me mentes aussi facilement. »
Que dire ? Alvin ne pouvait même pas protester qu’il n’avait pas menti, puisqu’il venait de prétendre qu’on lui avait prêté une monture, ce qui était faux. Il était donc aussi menteur que le jugeait le forgeron. Il y avait simplement confusion sur la déclaration qui avait donné lieu au mensonge.
« Je m’excuse, dit Alvin.
— J’veux pas d’toi, mon gars. De toute façon, avec un an d’retard, rien m’oblige à t’prendre. Et dès que t’arrives, v’là qu’tu mens. J’vais pas tolérer ça.
— M’sieur, j’m’excuse, répéta Alvin. Je l’referai plus. Chez moi, on connaît bien que j’suis pas un menteux, et icitte on connaîtra que j’suis honnête si vous m’donnez une chance. Prenez-moi après mentir ou mal faire mon ouvrage, et vous pourrez m’flanquer dehors, j’poserai pas de questions. Donnez-moi seulement une chance de l’prouver, m’sieur.
— T’as pas l’air non plus d’avoir onze ans, mon gars.
— Si, j’les ai, m’sieur. Vous l’connaissez bien. C’est vous-même, avec vos bras, qu’avez sorti l’corps d’mon frère Vigor d’la rivière la nuit où qu’je suis né, c’est ça que m’a dit mon p’pa. »
Le regard du forgeron se fit distant, comme s’il se souvenait. « Oui, il t’a dit la vérité, c’est moi qui l’ai tiré de l’eau. Il s’accrochait aux racines de l’arbre même dans la mort, j’ai cru qu’y m’faudrait mon couteau pour lui faire lâcher prise. Amène-toi, mon gars. »
Alvin s’approcha. Le forgeron le palpa, lui éprouva du doigt les muscles des bras.
« Eh ben, j’vois que t’es pas un feignant. Les feignants s’amollissent, mais toi, t’es costaud comme un fermier dur à l’ouvrage. Là-dessus, tu peux pas mentir, m’est avis. Mais t’as pas encore vu ce qu’est vraiment de l’ouvrage.
— J’suis paré à l’apprendre.
— Oh ça, j’en suis sûr. Y a plus d’un drôle qui serait content d’apprendre avec moi. Les aut’ métiers, ça va, ça vient, mais on a toujours b’soin d’un forgeron. Ça changera jamais. Bon, pour ce qu’est du corps, t’es assez costaud, m’est avis. Voyons voir pour ce qu’est d’la cervelle. Regarde cette enclume. Icitte, c’est la bigorne, à la pointe, tu vois. Répète ça.
— Bigorne.
— Et après, là, le col. Et ça, c’est la table… elle est pas r’couverte d’acier poule, comme ça quand tu donnes des coups de ciseau à froid d’sus, l’ciseau s’émousse pas. Puis après ce rebord, là, c’est la surface en acier, où tu travailles le métal à chaud. Et ça, c’est l’trou porte-outils, où j’place le talon de l’étampe, du tranchet et du griffon. Icitte, j’ai l’dégorgeoir, qui m’sert quand j’perce des feuillards… l’poinçon à chaud arrive directement dans la cavité. T’as compris tout ça ?
— J’crois, m’sieur.
— Alors répète-moi les noms des différentes parties de l’enclume. »
Alvin les cita du mieux qu’il put. Il ne se rappelait pas leurs fonctions, pas de chacune en tout cas, mais le résultat ne fut sans doute pas trop mauvais car le forgeron hocha la tête et sourit. « Bon, t’es pas idiot, m’est avis, t’apprends vite. Et qu’tu soyes grand pour ton âge, c’est une bonne chose. J’serai pas forcé de t’laisser au balai et au soufflet durant les quatre premières années, comme je l’fais avec les drôles plus petits. Mais ton âge, c’est là que l’bât blesse. La durée d’un apprentissage, c’est sept années, mais l’contrat que j’ai signé avec ton p’pa, il dit jusqu’à tes dix-sept ans, c’est tout.