— J’en ai presque douze, asteure, m’sieur.
— C’que j’dis, moi, c’est que j’veux pouvoir te garder sept ans si y a b’soin. J’tiens pas à t’voir filer dès que je t’aurai assez formé pour qu’tu m’soyes utile.
— Sept ans, m’sieur. Le printemps d’mes dix-neuf ans, j’aurai fini mon temps.
— Sept ans, c’est long, mon gars, et j’entends t’voir aller jusqu’au bout. La plupart des apprentis commencent à neuf ou dix ans, ou même à sept, comme ça ils peuvent gagner leur vie et s’mettre en quête d’une femme à seize ou dix-sept. J’veux rien de tout ça. J’attends de toi qu’tu vives en chrétien, sans courir la prétentaine avec les filles du village, tu m’suis ?
— Oui, m’sieur.
— Alors c’est bien. Mes apprentis couchent dans la soupente au-d’sus d’la cuisine ; tu mangeras à ma table avec ma femme, mes enfants et moi, mais j’apprécierai que t’évites de parler sous mon toit si on t’adresse pas la parole ; j’voudrais pas qu’mes apprentis s’figurent qu’ils ont les mêmes droits qu’mes enfants, par rapport que c’est pas l’cas.
— Oui, m’sieur.
— Pour le moment, y m’faut réchauffer ce feuillard. Alors tu vas t’occuper du soufflet, là. »
Alvin s’approcha de la branloire du soufflet. Elle était en forme de T, afin qu’on la manœuvre à deux mains. Mais Alvin en tordit l’extrémité pour lui donner le même angle que le manche du marteau lorsque le forgeron le leva en l’air. Puis il se mit à actionner le soufflet d’un seul bras.
« Qu’esse-tu fais, mon gars ? s’écria son nouveau maître. Tu vas pas tenir dix minutes si tu t’sers d’un seul bras.
— Alors, dans dix minutes j’passerai au bras gauche, dit Alvin. Mais j’pourrai pas m’préparer pour l’ouvrage au marteau si je m’penche à chaque fois que j’fais marcher le soufflet. »
Le forgeron le considéra, l’air en colère. Puis il éclata de rire. « T’as l’palais bien fendu, mon gars, mais t’as aussi d’la jugeote. Fais à ta guise aussi longtemps qu’tu peux, mais veille à pas mollir sus l’air que tu m’envoies, j’ai b’soin d’un bon feu, et pour l’moment c’est plus important que de t’faire les muscles des bras. »
Alvin se mit à pomper. Il sentit bientôt la douleur lancinante que ce mouvement inhabituel lui causait dans le cou, la poitrine et le dos. Mais il s’accrocha, ne ralentit jamais le rythme du soufflet, obligea son corps à supporter les élancements. Il aurait pu acquérir ses muscles tout de suite en leur apprenant comment se développer grâce à ses pouvoirs cachés. Mais Alvin n’était pas venu pour ça, il en était sûr. Il laissa donc la douleur s’installer à son gré, son corps se transformer à sa guise et ne devoir chaque nouveau muscle qu’au seul effort.
Il tint un quart d’heure avec la main droite, dix minutes avec la gauche. Ses muscles lui faisaient mal et il aimait cette sensation. Conciliant Smith semblait content de son apprenti. Alvin savait qu’ici il se transformerait, que le travail ferait de lui un homme fort et habile.
Un homme, pas un Faiseur. Il n’était pas encore vraiment sur la route menant à ce qu’il était censé devenir. Mais comme il n’y avait pas eu de Faiseur dans le monde depuis mille ans sinon plus, à ce qu’on racontait, qui allait le prendre en apprentissage pour lui enseigner ce métier-là ?
IV
Modesty
Whitley Physicker aida Peggy à descendre de voiture devant une jolie maison, dans un des beaux quartiers de Dekane. « J’aimerais t’accompagner jusqu’à la porte, Peggy Guester, et m’assurer qu’il y a quelqu’un pour t’accueillir », dit-il, mais elle n’ignorait pas qu’il s’attendait à son refus. Si quelqu’un savait à quel point elle n’aimait guère qu’on s’occupe d’elle, c’était bien le docteur Whitley Physicker. Elle le remercia donc gentiment et lui fit ses adieux.
Elle entendit s’éloigner le roulement de la voiture et le clip-clop du cheval tandis qu’elle laissait retomber le heurtoir de la porte. Une servante vint ouvrir, une jeune Allemande si fraîchement débarquée du bateau qu’elle ne parlait même pas assez d’anglais pour s’enquérir du nom de Peggy. Elle l’invita à entrer du geste, la fit asseoir sur une banquette dans le vestibule puis présenta un plateau d’argent.
Pour quoi faire, ce plateau ? Peggy avait du mal à saisir ce qu’elle voyait dans l’esprit de cette étrangère. Elle attendait quelque chose, mais quoi ? Un petit bout de papier, mais Peggy ne comprenait pas dans quel but. La fille insista et lui tendit le plateau sous le nez. Peggy ne put que hausser les épaules.
L’Allemande finit par abandonner et repartir. Peggy patienta sur sa banquette. Elle se mit en quête de flammes de vie dans la maison et trouva celle qu’elle cherchait. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle comprit à quoi servait le plateau : sa carte de visite. Les gens de la ville, les riches en tout cas, ils avaient de petites cartes sur lesquelles ils inscrivaient leur nom pour s’annoncer quand ils rendaient une visite. Peggy se souvint même avoir lu quelque chose là-dessus dans un livre, mais il s’agissait d’un livre des Colonies de la Couronne et elle n’avait jamais pensé qu’on s’encombrait de telles formalités dans les pays libres.
Bientôt la maîtresse de maison apparut, suivie comme une ombre par la jeune Allemande qui risquait des coups d’œil par-derrière sa belle robe de jour. Peggy savait, d’après sa flamme de vie, que la dame ne s’estimait pas particulièrement en grande toilette aujourd’hui, mais Peggy eut l’impression de voir la reine en personne.
Peggy observa sa flamme de vie et découvrit ce qu’elle espérait. La dame n’était pas du tout ennuyée par sa présence chez elle, simplement curieuse. Oh, la dame la jugeait, évidemment – Peggy n’avait jamais connu personne, elle-même moins que quiconque, qui ne portait pas de jugement sur les étrangers –, mais le jugement était bienveillant. Quand la dame regarda les vêtements simples de Peggy, elle vit une fille de la campagne, pas une pauvresse ; quand elle regarda son visage impassible, sévère, elle vit une enfant qui avait souffert, pas un laideron. Et lorsqu’elle imagina ses souffrances, sa première pensée fut d’essayer de les guérir. Oui, la dame était bonne. Peggy ne s’était pas trompée en venant chez elle.
« Je ne crois pas avoir le plaisir de te connaître », dit la dame. Elle avait une belle voix, douce et chaude.
« M’est avis qu’non, madame Modesty. Je m’appelle Peggy. J’pense que vous avez connu mon papa, il y a longtemps.
— Peut-être que si tu me disais son nom… ?
— Horace, fit Peggy. Horace Guester, d’Hatrack, dans l’Hio. »
Peggy vit le tumulte que souleva dans sa flamme de vie le seul énoncé du nom de son père : souvenirs heureux et aussi vague crainte quant aux intentions de cette fille peu ordinaire. Mais la crainte s’estompa bientôt ; son mari était mort depuis plusieurs années et ne risquait donc plus d’en pâtir. Aucune de ces émotions ne transparut sur son visage qui garda la même expression douce, amicale et gracieuse. Modesty se tourna vers la servante et lui adressa quelques mots dans un allemand parfait. La servante fit une révérence et disparut.
« Est-ce ton père qui t’envoie ? » demanda la dame. La question cachée était : Est-ce que ton père t’a dit ce que j’étais pour lui et lui pour moi ?
« Non, fit Peggy, j’suis venue d’moi-même. Il en mourrait s’il apprenait que j’connais votre nom. Vous comprenez, j’suis une torche, madame Modesty. Il a pas d’secrets, pas pour moi. Personne en a. »