Peggy ne fut aucunement surprise de l’effet que cette nouvelle produisit sur Modesty. La plupart des gens auraient aussitôt pensé à tous les secrets qu’ils souhaitaient qu’elle ne découvre pas. Au lieu de ça, la dame songea aussitôt combien il devait être pénible pour Peggy de connaître des choses qu’il valait mieux ignorer. « Tu l’es depuis longtemps ? fit-elle doucement. Pas depuis toute petite, tout de même ? Le Seigneur est trop miséricordieux pour accabler un esprit d’enfant d’une telle connaissance.
— M’est avis que l’Seigneur s’est guère intéressé à moi », dit Peggy.
La dame tendit la main et lui toucha la joue. Peggy savait qu’elle avait remarqué la poussière de la route qui la salissait un peu. Mais vêtements et propreté n’étaient pas la préoccupation majeure de Modesty. Une torche, pensait-elle. Voilà qui explique le visage froid et rébarbatif chez une fille aussi jeune. Trop de connaissance l’a durcie.
« Pourquoi viens-tu me voir ? demanda-t-elle. Tu n’as quand même pas l’intention de nous faire du mal, à ton père et à moi, pour une faute aussi ancienne.
— Oh non, m’dame », fit Peggy. De toute sa vie, jamais sa voix ne lui avait parue aussi éraillée ; auprès de la dame, elle croassait comme une corneille. « Si j’suis assez torche pour connaître votre secret, je l’suis aussi pour connaître qu’y avait du bien dedans, autant qu’du péché, et pour ce qui est du péché, papa continue de l’payer, et plutôt deux ou trois fois qu’une à chaque jour qui passe. »
Les larmes montèrent aux yeux de Modesty. « J’espérais, murmura-t-elle, j’espérais que le temps atténuerait sa honte et qu’aujourd’hui il s’en souviendrait avec plaisir. Comme une des anciennes tapisseries défraîchies d’Angleterre, dont les couleurs ont perdu leur éclat mais qui conservent le reflet de la beauté. »
Peggy aurait pu lui dire qu’il éprouvait davantage que du plaisir, qu’il revivait tous ses sentiments comme s’ils dataient de la veille. Mais c’était le secret de papa et ce n’était pas à elle de le divulguer.
Modesty porta un mouchoir à ses paupières pour sécher les larmes qui y tremblotaient. « Durant toutes ces années je ne me suis jamais confiée à aucun mortel. Je n’ai ouvert mon cœur qu’au Seigneur, et il m’a pardonnée ; mais je trouve plutôt vivifiant d’en parler à quelqu’un dont je vois le visage de mes yeux et non dans mon imagination. Dis-moi, mon enfant, si tu ne viens pas en ange de la vengeance, peut-être viens-tu en ange de miséricorde ? »
Madame Modesty s’exprimait avec une telle élégance que Peggy se sentit poussée à employer le même langage qu’elle lisait dans les livres, au lieu de parler à sa manière naturelle. « Je viens en… en suppliante, dit-elle. Je viens chercher de l’aide. Je viens pour changer de vie et j’ai pensé, comme vous aimiez mon père, que vous n’refuseriez pas une faveur à sa fille. »
La dame lui sourit. « Même si tu n’es que la moitié de la torche que tu prétends être, tu connais déjà ma réponse. De quelle aide as-tu besoin ? Mon mari m’a laissé beaucoup d’argent à sa mort, mais je ne crois pas que c’est l’argent que tu cherches.
— Non, m’dame », dit Peggy. Mais c’était quoi, ce qu’elle cherchait, maintenant qu’elle était ici ? Comment expliquer pourquoi elle était venue ? « Je n’aimais pas la vie que je me voyais mener à Hatrack. Je voulais…
— T’échapper ?
— Quelque chose comme ça, m’est avis, mais pas exactement.
— Tu veux devenir autre chose que ce que tu es, fit la dame.
— Oui, madame Modesty.
— Et tu souhaites devenir quoi ? »
Peggy n’avait jamais trouvé de mots pour décrire ce dont elle avait rêvé, mais à présent, devant madame Modesty, elle s’apercevait comme il pouvait être simple de les exprimer, ces rêves. « Vous, m’dame. »
La dame sourit et se toucha le visage, les cheveux. « Oh, mon enfant, il faut avoir de plus hautes visées. Ce qu’il y a de meilleur en moi, c’est en grande partie ton père qui me l’a donné. Son amour m’a appris que je méritais peut-être – non, pas peut-être –, que je méritais réellement d’être aimée. J’en ai appris bien davantage depuis, sur ce qu’est, sur ce que doit être une femme. Quelle charmante symétrie, si je puis redonner à sa fille un peu de la sagesse qu’il m’a apportée. » Elle se mit doucement à rire. « Je n’aurais jamais imaginé prendre une élève.
— Plutôt une disciple, je crois, madame Modesty.
— Ni élève, ni disciple. Veux-tu rester chez moi en invitée ? Me permets-tu d’être ton amie ? »
Peggy distinguait mal les chemins de sa propre vie, mais elle les sentit s’ouvrir en elle, tous les avenirs qu’elle pouvait souhaiter et qui l’attendaient ici, dans cette maison. « Oh, m’dame, fit-elle, si vous voulez. »
V
Le sourcier
Hank Dowser le sourcier en avait vu défiler, des apprentis, depuis toutes ces années, mais jamais d’aussi effrontés que celui-ci. Conciliant Smith, penché sur le sabot antérieur gauche de la vieille Picklewing, s’apprêtait à enfoncer le clou, et voilà que son drôle l’interrompait.
« Pas ce clou-là, dit l’apprenti du forgeron. Pas là. »
Ah ça, de l’avis de Hank, c’était l’occasion ou jamais pour le maître de flanquer à l’élève une bonne taloche sur l’oreille et de l’envoyer brailler à la maison.
Mais Conciliant Smith se contenta de hocher la tête et de regarder le gamin. « Tu t’sens capable de clouer c’fer, Alvin ? demanda le forgeron. Elle est grande, c’te jument, mais j’constate que t’as pris quèques pouces depuis la dernière fois que j’t’ai regardé.
— J’peux l’faire, dit le gamin.
— Holà, doucement, fit Hank Dowser. J’ai que Picklewing comme bête et j’ai pas les moyens de m’en payer une autre. Moi, j’veux pas qu’vot’ apprenti maréchal-ferrant s’fasse la main et s’trompe aux dépens de ma pauv’ vieille haridelle. » Ayant ainsi franchement exprimé le fond de sa pensée, Hank continua sur sa lancée de dégoiser à l’étourdie : « Et puis qui c’est, l’patron, icitte ? » fit-il.
Ça, c’était la chose à ne pas dire. Hank s’en rendit compte à l’instant même où les mots franchissaient ses lèvres. On ne demande pas qui est le patron, pas devant l’apprenti. Du coup, les oreilles de Conciliant Smith virèrent au rouge ; il se releva, dépliant ses six pieds de haut, exhibant ses bras comme les pattes d’un bœuf et ses mains capables d’écrabouiller la gueule d’un ours, et répondit : « J’suis l’patron icitte, et quand j’dis qu’mon apprenti peut faire le travail, c’est qu’il peut l’faire, sinon allez donner vot’ pratique à un autre forgeron.
— Holà, montez pas sus vos grands chevaux, fit Hank Dowser.
— J’monte pas sus mes grands chevaux, j’soutiens l’vôtre, dit Conciliant Smith. Du moins, j’y tiens la jambe. Par le fait, vot’ cheval s’appuie sus moi de tout son poids. Et voilà que vous d’mandez si j’suis l’maître dans ma forge. »
Quiconque n’a pas le cerveau fêlé sait qu’énerver le maréchal qui ferre votre cheval, ça n’est pas plus malin que d’exciter les abeilles avant de récolter le miel. Hank Dowser espérait seulement qu’il serait plus facile à calmer. « ’videmment qu’vous êtes le maître, fit-il. J’pensais pas à mal, c’est seulement que j’ai été surpris d’entendre vot’ apprenti faire son malin comme ça, voilà.
— Ben ça, c’est par rapport qu’il a un talent, dit Conciliant Smith. Ce p’tit Alvin, il arrive à dire ce qui s’passe à l’intérieur d’un sabot d’cheval : où le clou va tenir, s’il va s’enfoncer dans la chair et faire mal, ce genre de choses. C’est un maréchal-ferrant-né. Et s’il me dit : « Enfoncez pas ce clou », eh ben, j’connais asteure que c’est pas un clou que j’dois enfoncer, sinon l’cheval va boiter ou piquer un coup d’folie. »