Hank Dowser sourit et n’insista pas. La journée était chaude, voilà tout, et les sangs se mettaient vite à bouillir. « J’respecte les talents de tout un chacun, dit-il. Tout comme j’attends des autres qu’ils respectent le mien.
— Dans ce cas, j’ai soutenu ce cheval ben assez longtemps, dit le forgeron. Tiens, Alvin, cloue-moi ce fer. »
Si le gamin avait crâné, minaudé ou ricané, il aurait justifié la colère de Hank. Mais l’apprenti Alvin se contenta de s’accroupir, les clous dans la bouche, et de relever le sabot antérieur gauche. Picklewing s’appuya sur lui, mais le jeune garçon était drôlement grand, malgré un visage encore dépourvu du moindre soupçon de barbe, et il faisait le pendant à son maître pour ce qui était des muscles qui lui gonflaient la peau. Supportant ainsi le poids du cheval, il ne lui fallut pas une minute pour clouer le fer en place. Picklewing ne frémit pas d’un poil, elle ne dansa même pas comme à son habitude quand on enfonçait les clous. Et maintenant que Hank y réfléchissait, Picklewing semblait toujours feindre un peu de ce pied-là, comme si elle avait l’intérieur du sabot légèrement sensible. Mais elle était comme ça depuis si longtemps que Hank n’y prêtait plus guère attention.
L’apprenti se recula pour céder la place, toujours sans la moindre fanfaronnade. Il ne faisait rien d’un tant soit peu déplaisant, mais Hank éprouvait encore une colère absurde envers lui. « Quel âge il a ? demanda-t-il.
— Quatorze ans, répondit Conciliant Smith. L’en avait onze quand il est arrivé chez moi.
— Un p’tit peu vieux pour un apprenti, croyez pas ? fit Hank.
— C’est qu’il est arrivé avec un an d’retard, à cause d’la guerre avec les Rouges et les Français… Il vient d’la région d’la Wobbish.
— Ç’a été dur, ces années-là, dit Hank. Par chance, moi, j’suis resté tout c’temps en Irrakwa. J’cherchais des puits pour les moulins à vent le long du chemin d’fer qu’ils construisaient. Quatorze ans, hein ? Grand comme il est, m’est avis qu’il a quand même menti sus son âge. »
Si le gamin n’apprécia pas qu’on le traite de menteur, il n’en montra rien. Ce qui contraria d’autant plus Hank Dowser. C’était comme une épine sous sa selle, cet apprenti lui portait sur les nerfs quoi qu’il fasse.
« Non, dit le forgeron. On connaît ben son âge. L’est né icitte, à Hatrack River, y a quatorze ans, quand ses parents sont passés en allant vers l’ouest. On a enterré l’aîné d’ses frères sus la colline. Mais l’est tout d’même grand pour son âge, s’pas ? »
Ils auraient aussi bien pu discuter d’un cheval. L’apprenti Alvin ne semblait pas s’en soucier. Il restait là, sans bouger, et son regard fixe les traversait comme s’ils étaient de verre.
« Il vous reste quatre ans sus son contrat, alors ? demanda Hank.
— Un peu plusse. Jusqu’à ses dix-neuf ans.
— Eh ben, s’il est déjà aussi bon qu’ça, m’est avis qu’il va s’dépêcher d’reprendre sa liberté pour devenir compagnon. » Hank regarda le jeune garçon qui ne parut pas se dérider à cette idée-là non plus.
« Moi, j’crois qu’non, fit Conciliant Smith. Il est bon pour les chevaux mais il est étourdi à la forge. N’importe quel forgeron peut faire du ferrage, mais il en faut un vrai quand s’agit d’façonner un soc de charrue ou un bandage de roue, et pour ça un talent avec les chevaux, ça vaut rien. T’nez, pour mon chef-d’œuvre, moi, j’ai fait une ancre ! J’étais dans l’Netticut à l’époque, figurez-vous. Y a pas beaucoup de d’mande pour des ancres par icitte, faut dire c’qui est. »
Picklewing s’ébroua et piaffa… Mais la jument ne dansa pas frénétiquement, comme font les chevaux quand leurs nouveaux fers les gênent. C’était une bonne série de fers, un bon ferrage. Même ça mit Hank en rage contre l’apprenti. Cette colère, il ne la comprenait pas. Le gamin avait posé le dernier fer de Picklewing sur un pied qui aurait boité si un autre maréchal-ferrant avait exécuté le travail. Il avait fait du bien à la jument. Alors pourquoi cette fureur sourde, à fleur de peau, qui grandissait au moindre mot, au moindre geste de l’apprenti ?
Hank chassa ces pensées d’un haussement d’épaule. « Ben ça, c’est d’la belle ouvrage, dit-il. C’est à mon tour asteure de m’mettre à la tâche.
— Attendez, on connaît vous comme moi qu’un ouvrage de sourcier, ça vaut plusse qu’un ferrage, dit le forgeron. Alors, s’il vous faut aut’ chose, oubliez pas que j’vous l’dois, gratis.
— Pour ça, je r’viendrai, Conciliant Smith, la prochaine fois qu’mon canasson aura besoin d’fers. »
Puis, parce que Hank Dowser était chrétien et qu’il avait honte de son antipathie pour le jeune garçon, il ajouta un compliment à l’adresse de l’apprenti : « M’est avis qu’vous pouvez être sûr de m’revoir tant qu’vous aurez ce gars-là en apprentissage, avec le talent qu’il a. »
Le gamin aurait aussi bien pu ne pas entendre ses paroles louangeuses ; quant au maître forgeron, il gloussa. « Z’êtes pas l’seul à l’dire », fit-il.
À cet mots, Hank Dowser comprit une chose qui lui aurait échappé sinon. Le talent de ce garçon avec les sabots des chevaux, c’était bon pour le commerce, et Conciliant Smith était bien le genre d’homme à garder son apprenti jusqu’au dernier jour de son contrat afin de tirer profit de sa bonne réputation de maréchal-ferrant qui ne faisait jamais boiter et perdre un cheval. Tout ce qu’un maître cupide avait à faire, c’était de prétendre que l’apprenti ne valait rien à la forge ou autre chose dans ce goût-là, puis de s’en servir comme prétexte pour le retenir solidement. Entre-temps, le gamin aurait assuré à la forgerie la réputation de meilleure maréchalerie dans toute la région orientale de l’Hio. De l’argent dans la poche de Conciliant Smith, rien du tout pour le gamin, ni argent ni liberté.
La loi c’est la loi, et le forgeron ne l’enfreignait pas, il avait droit à chacun des jours de service de son élève. Mais la coutume voulait qu’on laisse partir un apprenti dès qu’il avait acquis assez d’expérience et de bon sens pour faire son chemin dans le monde. Sinon, sans espoir de liberté prochaine, à quoi bon pour le jeune s’efforcer d’apprendre le plus vite possible, à quoi bon s’échiner ? On racontait que même les planteurs des Colonies de la Couronne autorisaient leurs meilleurs esclaves à se faire un peu d’argent de poche en à-côtés, pour qu’ils puissent un jour racheter leur liberté avant de mourir.
Non, Conciliant Smith n’enfreignait pas la loi, mais il enfreignait la coutume des maîtres envers leurs apprentis, et à cause de ça Hank conçut une mauvaise opinion de lui ; mauvais maître que celui qui gardait un apprenti auquel il n’avait plus rien à enseigner.
Et cependant, tout en sachant l’apprenti dans son droit et le maître dans son tort, tout en sachant ça, il sentait son cœur déborder d’une haine froide et humide à la seule vue du jeune garçon. Hank frissonna, essaya de chasser cette impression.
« Vous dites que vous avez b’soin d’un puits, dit-il. Il vous l’faut pour boire, pour laver ou pour la forge ?
— Ça y change quèque chose ? demanda le forgeron.
— Eh ben, j’crois, fit Hank. Pour boire, il vous faut de l’eau pure, et pour laver de l’eau qu’a pas d’maladies. Mais pour l’ouvrage à la forge, m’est avis que l’fer, il s’en fiche pas mal qu’on l’trempe dans de l’eau claire ou trouble pour l’refroidir, pas vrai ?