Выбрать главу

Toutes ces dames du bal étaient travesties. Bien qu’aucun visage ne fût dissimulé, il s’agissait d’une mascarade. De toutes les femmes présentes, seules Peggy et madame Modesty n’étaient pas costumées, ne feignaient pas un quelconque idéal artificiel.

Peggy devina les pensées des autres filles qui la regardèrent entrer : « La pauvre. Insignifiante. Pas une rivale. » Et leur appréciation était assez juste, du moins au début. Personne ne s’intéressa véritablement à elle.

Mais madame Modesty choisit avec soin quelques-uns des hommes qui vinrent vers elle. « J’aimerais vous présenter ma jeune amie Margaret », disait-elle, et Peggy offrait un franc, un frais sourire qui n’avait rien d’affecté, son sourire naturel, celui qui exprimait sa joie véritable de rencontrer une relation de madame Modesty. Ils lui touchaient les doigts en s’inclinant, et la légère révérence qu’elle faisait en retour était gracieuse et spontanée, un mouvement sincère ; elle leur pressait la main en un réflexe amical, comme on accueille une connaissance espérée. « L’art de la beauté, c’est l’art de la vérité, avait dit madame Modesty. La plupart des femmes font semblant d’être une autre ; tu seras toi-même dans ce que tu as de plus charmant, tu auras la grâce naturelle et vive du cerf qui bondit ou du faucon tournoyant dans le ciel. » Les hommes l’entraînaient jusqu’à la piste, et elle dansait avec eux sans se soucier de respecter les pas, de rester en mesure ni de faire valoir sa toilette, mais plutôt en goûtant la danse, la symétrie de ses mouvements avec ceux de son partenaire, la manière dont la musique passait par leurs deux corps en même temps.

L’homme qui la rencontrait, qui dansait avec elle, ne l’oubliait pas. Les autres filles lui paraissaient ensuite guindées, gauches, mal à l’aise, artificielles. Bon nombre de messieurs, tout aussi artificiels que la plupart des dames, ne se connaissaient pas eux-mêmes assez pour savoir qu’ils goûteraient davantage la compagnie de Peggy que celle de n’importe quelle autre jeune femme. À noter toutefois que madame Modesty ne présenta pas Peggy à ces messieurs. Elle ne l’autorisait à danser qu’avec le genre d’hommes capables de l’apprécier ; et ces hommes-là se reconnaissaient au fait qu’ils éprouvaient une affection sincère pour madame Modesty.

Aussi, au fil des heures, alors que l’après-midi brumeux cédait la place à une soirée radieuse, de plus en plus d’hommes vinrent tourner autour de Peggy, remplir son carnet de bal, s’empresser de converser avec elle durant les pauses, lui apporter de quoi manger et boire – qu’elle acceptait si elle avait faim ou soif et refusait gentiment dans le cas contraire –, jusqu’à ce que les autres jeunes femmes commencent à lui prêter attention. Nombre d’hommes ne la remarquaient pas, bien entendu ; aucune des autres filles ne manqua de compagnie parce que Peggy en avait beaucoup. Mais elles ne voyaient pas les choses de cette façon. Ce qu’elles voyaient, c’est que Peggy était toujours entourée, et Peggy devinait les conversations qu’elles tenaient à voix basse.

« Quelle sorte de charme utilise-t-elle donc ?

— Elle porte une amulette sous son corsage… je suis certaine d’en avoir vu la forme soulever son tissu de quatre sous.

— Pourquoi ne remarquent-ils pas sa taille épaisse ?

— Regardez ses cheveux de guingois, comme si elle sortait tout droit de sa grange.

— Elle doit les flatter outrageusement.

— Elle n’attire qu’une certaine sorte d’hommes, j’espère que vous vous en rendez compte. »

Les pauvres, les pauvres. Peggy ne possédait aucun pouvoir que ces femmes n’avaient déjà en elles dès la naissance. Elle ne recourait à aucun artifice qu’elles devraient acheter.

Plus important à ses yeux : elle ne se servait même pas de son talent désormais. Elle avait facilement retenu toutes les leçons de madame Modesty durant ces années car elles n’étaient rien d’autre que le prolongement de son honnêteté foncière. Le seul obstacle, c’était son pouvoir. Par habitude, dès l’instant où elle rencontrait un inconnu, elle regardait toujours dans sa flamme de vie pour le voir tel qu’en lui-même ; et, mieux informée sur lui que sur elle-même, elle devait alors dissimuler qu’elle connaissait ses plus noirs secrets. Voilà ce qui lui avait donné une attitude si réservée, voire un air si hautain.

Madame Modesty et Peggy étaient du même avis : elle ne devait pas révéler aux autres ce qu’elle savait sur eux. Mais madame Modesty lui avait affirmé qu’aussi longtemps qu’elle cacherait des choses d’une telle importance, elle ne pourrait pas montrer toute la beauté de sa personnalité – elle ne deviendrait pas la femme qu’Alvin aimerait pour elle-même et non par pitié.

La réponse était simple. Comme Peggy ne pouvait pas dire ce qu’elle savait ni le cacher, la seule solution consistait à ne pas savoir d’emblée. C’était la vraie bataille qu’elle avait livrée ces trois dernières années : s’entraîner à ne pas regarder dans les flammes de vie qui l’entouraient. Mais à force d’acharnement, après bien des larmes de déception et mille subterfuges divers pour essayer de se leurrer, elle avait gagné. Elle pouvait entrer dans une salle de bal bondée et ignorer les flammes de vie présentes. Oh, elle les voyait, les flammes de vie – elle n’allait pas s’aveugler –, mais elle ne leur accordait aucune attention. Il ne lui arrivait plus de se rapprocher afin de mieux les explorer. Et elle était aujourd’hui si exercée qu’elle n’avait même pas à fournir d’effort pour éviter de voir au-dedans. Elle était capable de rester auprès des gens, de discuter, d’écouter leurs propos sans mieux connaître leurs pensées intimes que quiconque.

Évidemment, des années à faire la torche lui avaient beaucoup appris sur la nature humaine – quelles pensées accompagnent certains mots, inflexions de voix, expressions ou gestes –, et elle était experte à deviner à quoi songeaient ses interlocuteurs tandis qu’ils parlaient. Mais les braves gens ne s’inquiétaient jamais qu’elle donne l’impression de savoir ce qu’ils avaient en tête à ce moment-là. Elle n’avait pas besoin de le cacher. C’étaient seulement leurs secrets les plus profonds qu’elle ne devait pas connaître, et ces secrets lui restaient désormais invisibles à moins qu’elle ne décide de les voir.

Cette décision, elle ne la prenait pas. Car dans ce nouveau désintérêt elle trouvait une sorte de liberté jusque-là inconnue. Elle pouvait maintenant juger les gens sur l’apparence. Elle pouvait prendre plaisir à leur compagnie, car elle ne savait rien d’eux et ne s’estimait donc pas responsable de leurs appétits cachés ni, plus grave, de leurs sorts tragiques. Ce qui conférait une espèce de folie vivifiante à sa danse, à son rire, à sa conversation ; personne au bal ne se sentait aussi libre que Margaret, la jeune amie de Modesty, parce que personne n’avait souffert de cette atroce réclusion dans laquelle elle avait jusqu’à ce jour passé toute sa vie.

La soirée de Peggy au bal du gouverneur fut donc une splendeur. Non pas un triomphe à proprement parler, car elle n’avait vaincu personne – tout homme qui avait gagné son amitié n’était pas conquis mais libéré, voire victorieux. Ce qu’elle éprouvait, c’était une joie sans mélange, par conséquent ceux qui l’entouraient se réjouissaient aussi en sa compagnie. Pareils sentiments de bonheur ne pouvaient être refoulés. Même celles qui cancanaient méchamment à son sujet derrière leurs éventails perçurent l’allégresse ambiante ; nombre d’entre elles assurèrent l’épouse du gouverneur qu’il s’agissait du bal le plus réussi qu’on ait jamais donné à Dekane, voire, disons-le, dans tout l’État de Suskwahenny.