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Idée à la fois merveilleuse et terrible. Si seulement c’était vrai ! Mais Abraham avait entendu la voix de Dieu, aussi n’avait-il pas eu à se demander ce qu’on attendait de lui. Dieu n’avait jamais adressé un mot à Chicaneau Planteur.

Et pourquoi donc ? Pourquoi Dieu ne lui disait-il pas franchement : prends la fille, elle est à toi ? Ou bien : ne la touche pas, elle t’est interdite ? Fais-moi entendre ta voix, Seigneur, et je saurai où diriger mes pas !

Vers toi, Seigneur, j’appelle, Mon rocher, ne sois pas sourd ! Que je ne sois, devant ton silence, Comme ceux qui descendent à la fosse !

Un beau jour de 1810, sa prière reçut réponse.

Chicaneau était agenouillé dans le hangar de séchage, hangar quasiment vide car la forte récolte de l’an passé était vendue depuis longtemps et celle de l’année encore à verdir dans les champs. Il se débattait entre ses prières, confessions et sombres pensées lorsqu’il finit par s’écrier : « N’y a-t-il donc personne pour entendre ma requête ?

— Oh, moi, je t’entends parfaitement », fit une voix dure.

Chicaneau fut tout d’abord terrifié à l’idée qu’un étranger – son surveillant, ou un voisin – ait pu surprendre l’une de ses terribles confessions. Mais lorsqu’il leva les yeux, il constata qu’il ne s’agissait de personne de connaissance. Pourtant, il sentit aussitôt qui était l’homme. À voir la puissance de ses bras, le hâle de son visage et sa chemise ouverte – il ne portait pas de veste –, il comprit qu’il n’avait pas affaire à un gentleman. Mais ce n’était pas non plus un petit Blanc pauvre, ni un marchand. Sa mine sévère, la froideur de son regard, la tension de ses muscles bandés comme des ressorts de pièges à loups : toutes les caractéristiques de ces hommes dont le fer et le fouet maintiennent la discipline parmi les travailleurs agricoles noirs. Un surveillant. Seulement, jamais Chicaneau n’en avait rencontré à l’air aussi costaud et dangereux. Il sut tout de suite que ce surveillant-là obtiendrait le maximum de rendement des macaques paresseux qui cherchaient à couper aux travaux des champs. Il sut que le propriétaire dont la plantation serait dirigée par ce surveillant-là ne pourrait que prospérer. Mais il sut aussi qu’il ne se risquerait jamais à engager un homme pareil, car il dégageait une telle force que Chicaneau aurait tôt fait d’oublier qui était l’employé et qui le maître.

« Beaucoup m’ont pris pour maître, dit l’étranger. Je savais que tu me reconnaîtrais au premier regard pour ce que je suis. »

Comment l’homme était-il au courant de ce que Chicaneau avait pensé au tréfonds de lui-même ? « Alors, vous êtes bien un surveillant ?

— De même qu’il y eut autrefois un maître qu’on nommait simplement Maître, je ne suis pas un surveillant, mais le Surveillant.

— Pourquoi vous venez chez moi ?

— Parce que tu m’as appelé.

— Comment j’aurais pu vous appeler ? C’est la première fois que j’vous vois.

— Si tu appelles l’invisible, Chicaneau Planteur, il faut t’attendre à voir ce que tu n’as jamais vu. »

Alors seulement, Chicaneau comprit pleinement quel genre de vision lui était apparue là, dans son grand hangar de séchage. Celle d’un être que beaucoup appelaient leur maître, venu en réponse à sa prière.

« Seigneur Jésus ! » s’exclama-t-il.

Le Surveillant eut aussitôt un mouvement de recul et leva la main comme pour repousser les paroles de Chicaneau. « Il est interdit à quiconque de m’appeler par ce nom ! » s’écria-t-il.

De terreur, Chicaneau courba la tête jusqu’à terre. « Pardonnez-moi, Surveillant ! Mais si je n’suis pas digne de prononcer votre nom, comment ça se fait que je contemple votre visage ? Je suis donc condamné à mourir aujourd’hui, sans pardon pour mes péchés ?

— Malheur à toi, imbécile, dit le Surveillant. Crois-tu réellement avoir vu mon visage ? »

Chicaneau releva la tête pour considérer l’homme. « J’vois encore vos yeux baissés sus moi, qui m’regardent.

— Tu vois le visage que tu m’as donné en esprit, le corps né de ton imagination. Ta pauvre intelligence n’arriverait pas à comprendre, si tu voyais ce que je suis vraiment. Ta raison se protège en créant un masque qu’elle me fait porter. Si tu me vois sous l’apparence d’un surveillant, c’est parce que tu reconnais en elle la grandeur et le pouvoir que je possède. C’est la forme qu’à la fois tu aimes et tu crains, celle qui t’inspire adoration et terreur. On m’a attribué bien des noms. Ange de Lumière et Homme-qui-marche, Étranger Subit et Visiteur Étincelant, Lion de Guerre et Dissimulé, Défaiseur du Fer et Porteur d’Eau. Aujourd’hui tu m’as appelé Surveillant, alors, pour toi, ce sera mon nom.

— Est-ce qu’un jour je saurai votre vrai nom ou que j’verrai votre vrai visage, Surveillant ? »

Le Surveillant prit une mine sombre et terrible ; il ouvrit la bouche comme pour hurler. « Un seul être vivant au monde m’a déjà vu sous ma véritable apparence et il mourra, sois-en sûr ! »

Les mots formidables claquèrent avec la force du tonnerre et secouèrent Chicaneau Planteur jusqu’au fond de lui-même, au point qu’il s’accrocha au sol du hangar, de peur de s’envoler en l’air comme poussière balayée par le vent avant la tempête. « Ne m’foudroyez pas pour mon insolence ! » s’écria-t-il.

La réponse du Surveillant vint, aussi douce que le soleil du matin. « Te foudroyer ? Comment le pourrais-je ? Tu es celui que j’ai élu pour recevoir mon enseignement le plus secret, un évangile inconnu du prêtre et du pasteur.

— Moi ?

— J’ai déjà commencé à t’apprendre, et tu as compris. Je sais que tu as le désir d’exécuter mes ordres. Mais tu manques de foi. Tu ne m’es pas encore tout à fait acquis. »

Le cœur de Chicaneau bondit dans sa poitrine.

Était-il possible que le Surveillant envisage de lui accorder la même faveur qu’à Abraham ? « Surveillant, je n’en suis pas digne.

— Évidemment, tu n’en es pas digne. Personne n’est digne de moi, non, personne ici-bas. Mais malgré tout, si tu m’obéis, tu trouveras peut-être grâce à mes yeux. »

Oh, c’est ce qu’il veut ! s’écria Chicaneau en lui-même, oui, il veut me donner la femme ! « Ordonnez et j’obéirai, Surveillant.

— Crois-tu que je vais te donner Hagar pour satisfaire tes stupides appétits charnels et ton désir d’enfant ? Mon dessein va plus loin. Ces Noirs sont certainement fils et filles de Dieu, mais en Afrique ils ont vécu sous l’emprise du démon. Cet exterminateur implacable a corrompu leur sang – sinon pourquoi seraient-ils noirs, à ton avis ? Je ne pourrai jamais les sauver tant qu’ils naîtront d’un noir absolu à chaque génération, car ils appartiendront au démon. Comment puis-je les faire revenir à moi, à moins que tu ne m’aides ?

— Est-ce que mon enfant naîtra blanc si j’prends la fille ?

— Ce qui m’importe, à moi, c’est qu’il ne naisse pas d’un noir pur. Comprends-tu ce que j’attends de toi ? Pas un unique Ismaël mais des quantités ; pas une seule Hagar, mais une multitude. »

Chicaneau osait à peine formuler le désir le plus secret au fond de son cœur. « Toutes ?

— Je te les donne, Chicaneau Planteur. Cette génération malfaisante est à toi. Avec de l’assiduité, tu peux en préparer une nouvelle qui m’appartiendra.