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Certaines comprirent même qui avait ainsi égayé la soirée. Parmi lesquelles l’épouse du gouverneur et madame Modesty. Peggy les vit discuter en une occasion, tandis qu’elle tournait avec grâce sur la piste et revenait toute guillerette vers son partenaire qui éclata de rire, heureux de danser avec elle. L’épouse du gouverneur approuvait du chef en souriant ; elle désigna la piste de son éventail, et l’espace d’un instant le regard de Peggy croisa le sien. Peggy la salua d’un sourire chaleureux ; l’épouse du gouverneur le lui retourna en hochant la tête. Le geste ne passa pas inaperçu. Peggy serait la bienvenue à toutes les soirées de Dekane auxquelles elle voudrait assister, deux ou trois par jour si elle le souhaitait, tous les jours de l’année.

Mais Peggy ne se glorifiait pas de son exploit, car elle se rendait compte combien il était en vérité dérisoire. Elle avait réussi à se faire admettre dans les mondanités de Dekane, mais Dekane n’était que la capitale d’un État en bordure de la frontière américaine. Si elle aspirait à des victoires dans la bonne société, il lui faudrait se rendre à Camelot pour y gagner l’estime de la royauté, et de là en Europe pour être reçue à Vienne, Paris, Varsovie ou Madrid. Mais quand bien même elle danserait avec toutes les têtes couronnées, ça ne mènerait à rien. Elle mourrait, les autres aussi, et le monde en sortirait-il meilleur parce qu’elle avait dansé ?

Elle avait vu la vraie grandeur dans la flamme de vie d’un nouveau-né quatorze ans plus tôt. Elle avait protégé l’enfant parce qu’elle aimait son avenir ; elle en était aussi venue à aimer le jeune garçon à cause de sa personnalité, de l’esprit qui l’animait. Mais surtout, plus importante que ses sentiments pour l’apprenti Alvin, elle aimait la tâche qui l’attendait. Les rois et les reines bâtissaient des royaumes ou les perdaient ; les marchands édifiaient des fortunes ou les dilapidaient ; les artistes réalisaient des œuvres que le temps flétrissait ou plongeait dans l’oubli. Seul l’apprenti Alvin contenait en lui les germes d’une création qui résisterait au temps, à la perpétuelle destruction du Défaiseur. Aussi, ce soir, c’était pour Alvin qu’elle dansait ; elle savait que si elle gagnait l’amour de ces étrangers, elle parviendrait aussi peut-être à gagner le sien et à obtenir une place à ses côtés sur le chemin de la Cité de Cristal, cette ville où tous les citoyens verraient comme des torches, bâtiraient comme des faiseurs et aimeraient avec la pureté du Christ.

À la pensée d’Alvin, elle dirigea son attention vers sa lointaine flamme de vie. Elle s’était astreinte à ignorer les flammes de vie proches, mais elle n’avait jamais cessé de regarder dans la sienne. Son talent en devenait peut-être plus difficile à maîtriser, mais à quoi bon se discipliner s’il lui en coûtait sa relation avec ce garçon ? Elle n’avait donc pas à le chercher ; elle savait toujours, dans un recoin de son esprit, où brûlait sa flamme de vie. Ces dernières années, elle avait appris à ne pas le voir en permanence devant elle, mais elle pouvait le retrouver en une seconde. Et c’est ce qu’elle fit.

Il creusait dans la terre derrière sa forge. Mais elle s’intéressa à peine à sa tâche car lui non plus ne s’y intéressait pas. Ce qui brûlait avec violence dans sa flamme de vie, c’était la colère. On l’avait traité injustement – mais ça n’était pas une grande nouvelle, pas vrai ? Conciliant, autrefois le plus équitable des maîtres, avait progressivement jalousé son habileté à travailler le métal, et sa jalousie l’avait rendu injuste, il s’acharnait d’autant plus à nier l’adresse d’Alvin que son apprenti le surpassait. Alvin vivait quotidiennement dans l’injustice, pourtant Peggy n’avait jamais vu une telle rage en lui.

« Quelque chose ne va pas, mademoiselle Margaret ? » Son cavalier s’inquiétait. Peggy s’était arrêtée au beau milieu de la piste. La musique jouait toujours, et des couples continuaient d’évoluer, mais près d’elle les danseurs avaient marqué une pause et la regardaient.

« Je ne… ne peux plus », dit-elle. Elle fut surprise de découvrir que la peur lui coupait le souffle. Que craignait-elle ?

« Souhaitez-vous quitter le bal ? » demanda l’homme. Comment s’appelait-il ? Elle n’avait qu’un nom en tête : Alvin.

« S’il vous plaît », répondit-elle. Elle s’appuya sur lui tandis qu’ils se dirigeaient vers les portes ouvertes donnant sur la galerie. La foule s’écarta ; Peggy ne la voyait pas.

C’était comme si toute la colère qu’Alvin avait emmagasinée durant ses années de travail chez Conciliant Smith lâchait soudain la bonde, et il enfonçait sa pelle à grands coups vengeurs. Un sourcier, un chercheur d’eau itinérant, voilà celui qui l’avait mis en colère, celui auquel il voulait faire mal. Mais le sourcier n’intéressait pas Peggy, pas plus que sa provocation, fût-elle mesquine ou ignoble. C’était Alvin. Ne voyait-il pas qu’en creusant aussi profondément avec haine, il commettait un acte de destruction ? Et ne savait-il pas qu’en œuvrant à la destruction, on convie le Destructeur ? Quand votre labeur, c’est de défaire, le Destructeur peut espérer vous compter dans ses rangs.

L’air du dehors était plus frais dans le crépuscule qui s’étendait, un dernier lambeau de soleil jetait une lueur rougeoyante sur les pelouses de la résidence du gouverneur. « Mademoiselle Margaret, j’espère n’avoir rien commis qui vous fasse perdre connaissance ?

— Non, je ne perds même pas connaissance. Voulez-vous me pardonner ? Une pensée m’est venue, c’est tout. À laquelle je dois réfléchir. »

Il la regarda bizarrement. À chaque fois qu’une femme avait besoin de fausser compagnie à un homme, elle se prétendait toujours sur le point de défaillir. Mais pas mademoiselle Margaret… Peggy le savait désorienté, hésitant. L’étiquette de l’évanouissement était claire. Mais quelle attitude correcte devait prendre un gentleman envers une dame à qui « une pensée était venue » ?

Elle posa la main sur son bras. « Je vous assure, mon ami, je vais tout à fait bien et j’ai été ravie de danser avec vous. J’espère que nous redanserons encore. Mais pour l’instant, là, maintenant, j’ai besoin de rester seule. »

Elle vit combien ses mots le rassuraient. Elle l’avait appelé « mon ami », c’était la promesse de ne pas l’oublier ; son espoir de redanser avec lui était si sincère qu’il ne pouvait s’empêcher de la croire. Il prit ses paroles pour argent comptant et s’inclina avec un sourire. Après quoi elle ne le vit même pas partir.

Son esprit était très loin, à Hatrack River, où l’apprenti Alvin invoquait le Défaiseur sans même en avoir conscience. Peggy chercha, chercha dans la flamme de vie du jeune garçon, essayant de trouver ce qu’elle pourrait faire pour l’écarter du danger. Mais il n’y avait rien. Maintenant qu’Alvin s’abandonnait à la colère, tous les chemins menaient au même unique lieu, et ce lieu terrifiait Peggy car elle n’en voyait pas la nature, ne voyait pas ce qui s’y passerait. Et aucun chemin n’en sortait.

Quelle idée de venir à ce bal ridicule, alors qu’Alvin avait besoin de moi ? Si j’avais fait convenablement attention, j’aurais vu ce qui se préparait, j’aurais trouvé moyen de l’aider. Au lieu de ça, je dansais avec ces hommes qui comptent pour moins que rien dans l’avenir du monde. Oui, je leur plais. Mais quelle importance si Alvin tombe, si l’apprenti Alvin disparaît, si la Cité de Cristal est détruite avant que son Faiseur ait commencé de la bâtir ?

VII

Les puits

Alvin n’eut pas besoin de lever la tête lorsque le sourcier s’en alla. Il sentait où se trouvait l’homme au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il sentait sa rage comme un bruit noir qui gâchait la douce et verte musique des bois. C’était le malheur d’être le seul Blanc, homme ou enfant, capable de percevoir la vie de la forêt – ce qui signifiait qu’il était aussi le seul à savoir que la terre se mourait.