Non pas que le sol fût pauvre – des forêts centenaires l’avaient rendu si fertile qu’on racontait que l’ombre d’une graine pourrait y prendre racine et pousser. La vie était présente dans les champs et même dans les villes. Mais elle ne participait pas au chant de la terre. Ce n’était que du bruit, un bruit insidieux, et toute l’harmonie de la forêt verte, de l’homme rouge, des animaux, des plantes, du sol, tout ce chant était à présent assourdi, intermittent, triste. Alvin l’entendait mourir et il se désolait.
Le vaniteux petit sourcier ! Pourquoi une telle fureur ? Alvin ne comprenait pas. Mais il n’avait pas insisté, n’avait pas discuté parce qu’à peine le sourcier était-il arrivé qu’Al avait aperçu l’ombre du Défaiseur à la limite de sa vision, comme si Hank Dowser l’avait amené avec lui.
Alvin avait d’abord vu le Défaiseur dans les cauchemars de son enfance, un immense néant qui roulait, invisible, vers lui, cherchant à l’écraser, à le pénétrer, à le réduire en pièces. C’était le vieux Mot-pour-mot qui le premier avait aidé Alvin à mettre un nom sur son ennemi sans consistance. Le Défaiseur, qui rêve de défaire l’univers, de le démolir jusqu’à ce que tout soit rasé, froid, lisse et mort.
Dès qu’il avait eu un nom à lui donner, qu’il avait compris de quoi il s’agissait, il s’était mis à voir le Défaiseur même éveillé, en plein jour. Pas comme ça, devant lui, évidemment. Essayez de regarder le Défaiseur, la plupart du temps vous ne le voyez pas. Il se déplace à votre insu derrière tout ce qui vit, pousse et s’édifie dans le monde. Mais c’est à la limite de votre vision, comme s’il se faufilait juste derrière, qu’attend sournoisement le vieux serpent, et c’est là qu’Alvin le voyait.
Quand il était petit garçon, il avait trouvé un moyen de repousser le Défaiseur à distance pour qu’il le laisse tranquille. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de se servir de ses mains pour créer quelque chose. Ce pouvait être simplement tresser de l’herbe pour façonner un panier, et l’autre lui fichait la paix. Aussi, lorsque le Défaiseur était apparu aux abords de la forgerie peu après son arrivée, Alvin ne s’était pas trop inquiété. Les occasions de créer ne manquent pas dans une forge. Et puis une forge abrite du feu – du feu et du fer, ce que la terre renferme de plus dur. Alvin savait depuis tout petit que le Défaiseur recherchait l’eau. Elle était à son service, accomplissait une bonne partie de son travail, elle arrachait tout.
Rien d’étonnant dans ce cas que le Défaiseur ait repris du poil de la bête et se soit activé lorsqu’un spécialiste de l’eau comme Hank Dowser s’était présenté.
Le sourcier était maintenant reparti, emportant avec lui sa rage et sa mauvaise foi, mais le Défaiseur, lui, restait toujours là, il se cachait dans la prairie et les buissons, se tapissait dans les ombres étirées du jour finissant.
Enfonce la pelle, fais levier pour arracher la terre, la hisser jusqu’au bord du puits, la décharger à côté. Un rythme régulier, un entassement méthodique pour délimiter les côtés du trou. Creuse les trois premiers pieds en carré, à la forme du futur abri qui recouvrira le puits. Ensuite en rond et légèrement conique pour la maçonnerie de l’ouvrage définitif. Quand bien même tu sais que ce puits ne donnera jamais d’eau, fais un travail soigné, creuse comme si tu pensais qu’il allait durer longtemps. Bâtis-le bien lisse, aussi parfait que possible, et ça suffira pour tenir ce sale espion sournois en échec.
Alors pourquoi Alvin ne se sentait-il pas plus enthousiaste ?
Il sut que le soir approchait, aussi sûrement que s’il avait eu une montre dans sa poche, car voilà qu’arriva Arthur Stuart, la figure toute fraîche nettoyée du dîner, suçant un marrube sans mot dire.
Alvin était habitué à lui, maintenant. Presque depuis qu’il savait marcher, le gamin le suivait comme une ombre miniature, il venait le voir tous les jours où il ne pleuvait pas. Il n’avait jamais grand-chose à raconter, et quand ça lui arrivait on avait de la peine à comprendre son langage de bébé – il avait des difficultés avec les r et les s. Aucune importance. Arthur ne demandait jamais rien, il ne faisait jamais de mal, et en général Alvin oubliait la présence du petit garçon.
Tandis qu’il creusait et que les mouches du soir, à présent sorties, lui bourdonnaient à la figure, Alvin n’avait rien d’autre à faire pour s’occuper l’esprit que réfléchir. Au bout de trois ans passés à Hatrack, il ignorait toujours dans quel but il avait son talent. Il s’en servait rarement, sauf de temps en temps avec les chevaux parce qu’il ne supportait pas de les savoir au supplice alors qu’il lui était si facile d’exécuter correctement le ferrage. C’était bien de le faire, mais cette action positive ne pesait guère auprès de la dévastation de la terre tout autour de lui.
L’homme blanc s’était fait l’instrument du Défaiseur dans cette région de forêts, Alvin le voyait bien, encore plus efficace que l’eau pour détruire. Tous les arbres qu’on abattait, tous les carcajous, ratons laveurs, cerfs et castors qu’on décimait, toutes ces morts participaient au meurtre de la terre. Autrefois les Rouges maintenaient un équilibre, mais aujourd’hui ils avaient disparu, ils étaient morts ou bien passés à l’ouest du Mizzipy, ou encore, comme les Irrakwas et les Cherrikys, ils étaient devenus blancs de cœur et, manches retroussées, travaillaient dur pour anéantir la terre encore plus vite que les Blancs. Il n’en restait aucun pour essayer de conserver les choses intactes.
Parfois Alvin songeait qu’il n’y avait plus que lui pour haïr le Défaiseur et vouloir le combattre en construisant. Et il ignorait comment s’y prendre, n’avait pas la moindre idée sur la marche à suivre. La torche qui l’avait touché à la naissance, elle seule aurait pu lui apprendre comment devenir un vrai Faiseur, mais elle était partie, elle avait pris la fuite le matin même où lui arrivait. Ça ne pouvait pas être un hasard. Elle ne voulait pas lui apprendre quoi que ce soit. Il avait une destinée, il le savait, et personne n’allait guider ses pas.
Je ne demande pas mieux que d’y arriver, se disait Alvin. J’ai le pouvoir en moi, du moins quand je saurai comment m’en servir convenablement, et j’ai envie d’accomplir ma destinée, mais il faut que quelqu’un m’apprenne.
Pas le forgeron, ça, c’était sûr. Vieil abruti de profiteur. Alvin n’ignorait pas que Conciliant Smith cherchait à lui en montrer le moins possible. À son avis, le forgeron n’imaginait pas la moitié de ce que l’élève avait appris tout seul rien qu’en regardant quand le maître ne se croyait pas observé. Le Conciliant n’avait pas l’intention de le laisser partir s’il pouvait l’en empêcher. J’ai une destinée à accomplir, une grande et belle tâche à mener durant ma vie, comme ces gars dans la Bible, ou comme Ulysse ou Hector, et le seul professeur dont je dispose, c’est un forgeron tellement rapace que je suis forcé de lui voler ses connaissances, quand bien même elles me reviennent de droit.
Parfois, Alvin en bouillait intérieurement, et il lui prenait envie de faire un coup d’éclat, histoire de montrer à Conciliant Smith que son apprenti n’était pas un petit garçon qu’on filoutait sans qu’il s’en aperçoive. Que dirait Conciliant Smith s’il voyait Alvin déchirer l’acier avec ses doigts ? S’il le voyait capable de redresser un clou tordu et de le rendre aussi fort qu’avant, ou de recoller du fer qui s’était brisé sous le marteau ? S’il le voyait capable de battre le métal si finement qu’on apercevrait la lumière du jour à travers mais en le rendant si solide qu’on n’arriverait pas à le casser ?