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Pourtant ce genre d’idées, c’était de la bêtise, Alvin le savait. La première fois, Conciliant Smith en tomberait peut-être à la renverse, peut-être même qu’il s’en trouverait mal, mais au bout de dix minutes il imaginerait un moyen d’en retirer de l’argent, et Alvin aurait moins de chances que jamais de se libérer avant la fin de son contrat. Et sa renommée se répandrait, pour ça oui, si bien qu’à dix-neuf ans, à l’âge où Conciliant Smith devrait le laisser partir, il se serait déjà trop fait remarquer. On lui demanderait sans arrêt de soigner, de chercher de l’eau, de réparer, de tailler la pierre, ça lui prendrait toutes ses journées et ça ne le mènerait même pas à mi-chemin de ce pour quoi il était né. Si on lui amenait les malades et les éclopés à guérir, où trouverait-il le temps de faire autre chose que de la médecine ? Du temps pour guérir, il en trouverait bien lorsqu’il aurait fini d’apprendre à devenir un Faiseur.

Lolla-Wossiky, le Prophète, lui avait donné une vision de la Cité de Cristal une semaine seulement avant le massacre de la Tippy-Canoe. Alvin savait qu’un jour il lui appartiendrait de bâtir ces tours de glace et de lumière. C’était ça, sa destinée, pas de jouer au réparateur de campagne. Tant qu’il restait lié par contrat au service de Conciliant Smith, il fallait qu’il garde son vrai talent secret.

Voilà pourquoi il ne s’était jamais échappé, bien qu’assez grand pour que personne ne le prenne pour un apprenti en fuite. Quel bien ça lui ferait d’être libre ? Il devait d’abord trouver comment devenir un Faiseur, sinon, partir ou rester, ce serait du pareil au même.

Il n’avait donc jamais parlé de ce qu’il était capable de faire et rarement utilisé ses dons autrement que pour ferrer les chevaux et sentir la mort de la terre autour de lui. Mais à chaque instant, au fond de son esprit, il se rappelait ce qu’il était en réalité. Un Faiseur. Quoi que ça veuille dire, c’est ce que je suis, et c’est pour ça que le Défaiseur a cherché à me tuer dès avant ma naissance et dans une centaine d’accidents et de meurtres, ou presque, durant mon enfance à Vigor Church. C’est pour ça qu’il rôde dans les parages à présent, qu’il me surveille, qu’il attend l’occasion de m’attraper, peut-être un moment propice comme ce soir, où je suis tout seul dans le noir avec ma pelle et ma colère d’avoir à faire de l’ouvrage qui ne mènera à rien.

Hank Dowser. Quelle est cette espèce d’homme qui refuse d’écouter la bonne idée d’un autre ? C’est sûr, la baguette était descendue d’un coup, comme si l’eau allait jaillir de terre à cet endroit-là. Mais la raison pour laquelle elle n’avait pas jailli, c’est qu’une plaque rocheuse s’étendait là-dessous, à moins de quatre pieds de la surface du sol. Sinon pourquoi, à leur avis, trouvait-on ici une prairie naturelle ? Les grands arbres n’arrivaient pas à s’y implanter parce que l’eau de pluie s’écoulait directement le long de la pierre, tandis que les racines ne pouvaient pas traverser la plaque pour atteindre la nappe par en dessous. Hank Dowser était capable de trouver de l’eau, mais sûrement pas de deviner ce qu’il y avait entre elle et la surface. Ce n’était pas de sa faute s’il ne la voyait pas, cette plaque, mais ça l’était bel et bien quand il rejetait l’idée qu’elle puisse exister.

Alvin creusait donc son puits consciencieusement et, comme prévu, à peine avait-il délimité la paroi circulaire de l’ouvrage que cling, clang, clong, la pelle tinta contre de la pierre.

À ce nouveau bruit, Arthur Stuart s’approcha en courant au bord du trou et regarda dedans. « Dong, dong », fit-il. Puis il battit des mains.

« Oui, c’est ça, dong, dong, dit Alvin. Et ça va faire dong sus du caillou tout partout dans c’trou-là. Et j’vais pas en causer à Conciliant Smith, j’te l’garantis, Arthur Stuart. Il m’a dit que je serais privé d’boire et d’manger tant que j’aurais pas trouvé d’eau et j’ai pas envie d’rentrer avant la nuit pour supplier qu’on m’donne mon dîner par rapport que j’suis tombé sus d’la roche, dame non, alors.

— Dong, répéta le petit garçon.

— J’vais tirer tout c’qui reste de terre de c’trou et mettre le caillou à nu. »

Il sortit toute la terre qu’il put, racla de la pelle la surface raboteuse de la roche. Même après ce traitement, la pierre restait brune et terreuse et Alvin n’était pas satisfait. Il la voulait blanche et éclatante. Personne ne regardait en dehors d’Arthur Stuart, et ce n’était qu’un bébé de toute manière. Alvin se servit donc de son talent, ce qu’il n’avait jamais fait depuis son départ de Vigor Church. Toute la poussière fut balayée de la roche nue, elle courut sur la pierre pour s’arrêter, se coller contre les parois unies de la cavité.

En un rien de temps la pierre était si luisante et blanche qu’on l’aurait prise pour une flaque réfléchissant la lumière déclinante du jour. Les oiseaux du soir chantaient dans les arbres. La sueur s’égouttait si vite d’Alvin qu’elle laissait de petites taches noires là où elle tombait sur le rocher.

Arthur se tenait au bord du trou. « L’eau, fit-il.

— R’cule-toi donc, Arthur Stuart. Même si c’est pas très profond, faut pas qu’tu t’approches de trous comme ça. Tu pourrais te tuer si tu tombais d’dans, tu connais. »

Un oiseau passa dans un incroyable bruissement d’ailes. Quelque part un autre oiseau poussa un cri frénétique.

« Neige, fit Arthur Stuart.

— C’est pas d’la neige, c’est du caillou », rectifia Alvin. Puis il s’extirpa du trou et se dressa devant, riant tout seul. « Le v’là, ton trou, Hank Dowser, dit-il. T’as qu’à rev’nir voir icitte où c’est qu’ta baguette s’est enfoncée. »

Il serait honteux de la taloche qu’à cause de lui Al avait reçu de Conciliant Smith. Ça n’était pas de la rigolade quand un forgeron frappait, surtout un forgeron comme son patron qui n’y allait déjà pas de main morte sur un jeune garçon, encore moins sur un apprenti comme Alvin, aussi costaud qu’un homme.

À présent il pouvait s’en retourner à la maison annoncer à Conciliant Smith que le puits était creusé. Puis il le ramènerait pour lui montrer le trou ; et le rocher le regarderait depuis le fond, solide comme le cœur du monde. Alvin s’entendait déjà dire à son patron : « Montrez-moi comment boire ça et je l’fais. » Ça serait un vrai plaisir d’entendre Conciliant se traiter de tous les noms en découvrant son puits.

Oui, mais maintenant qu’il pouvait leur prouver qu’ils avaient eu tort de le traiter aussi mal, Alvin n’ignorait pas qu’au bout du compte il importait peu qu’il leur donne une leçon ou non. L’important, c’était que Conciliant Smith avait vraiment besoin de ce puits. Besoin au point de payer les services d’un sourcier en travaux de forge gratuits. Que ce soit là où Hank Dowser l’avait dit ou ailleurs, Alvin savait qu’il devait le creuser.

Sa fierté y trouverait encore mieux son compte, maintenant qu’il y pensait. Il rentrerait avec un seau d’eau, tout comme Conciliant le lui avait ordonné, mais tirée au puits de son choix.

Il regarda autour de lui dans la lumière rougeoyante du crépuscule, se demandant de quel côté il allait se mettre en quête d’un puits à creuser. Il entendait Arthur Stuart qui arrachait l’herbe du pré et les oiseaux qui semblaient répéter un chœur d’église, tant ils étaient bruyants ce soir.

À moins qu’ils ne soient tout bonnement effrayés. Car maintenant qu’il inspectait les environs, il constatait que le Défaiseur était actif aujourd’hui. Normalement, le premier trou aurait dû suffire à le chasser en vitesse, à le tenir à l’écart pendant des jours. Au lieu de ça, il suivait Alvin pas à pas, à la limite de sa vision, partout où le conduisait sa recherche du vrai puits qu’il allait creuser. De plus en plus ça ressemblait à l’un de ses cauchemars, où rien de ce qu’il tentait ne parvenait à repousser le Défaiseur. À cette seule idée, un frisson de peur le parcourut, il se mit à trembler de tout son corps dans l’air chaud de l’été.